Viande : faut-il cultiver les alternatives ?

Le 18 mai dernier, les 26es Controverses européennes de la Mission Agrobiosciences-Inrae entamaient leur premier round de débats digitalisés, à l’occasion de la Semaine de l’Agriculture de Nouvelle-Aquitaine, avec un sujet à en devenir chèvre : « Quel avenir pour l’élevage en Europe ?  » Invités pour en discuter, des éleveurs.ses, des spécialistes de l’élevage, mais également des expert.es des FoodTech et des alternatives à la viande et des observateurs.trices des mouvements vegan. Parmi la richesse des points de vue évoqués au fil du débat (voir le replay), une question particulière émerge toutefois : dans un contexte de végétalisation de l’alimentation, de forte concurrence sur le marché mondial des protéines animales ou encore de critique croissante de l’élevage, quelle place pourraient prendre les alternatives à la viande dans nos garde-manger ? Synthèse des arguments.

Les alternatives à la viande : un secteur qui a les crocs

C’est à Jérémie Prouteau de DigitalFoodLab que revenait la tâche, en introduction, de dresser le portrait du secteur méconnu des alternatives à la viande. D’emblée, ce spécialiste des innovations alimentaires donne le ton : alors que la consommation de viande a baissé de 10% en dix ans, celle de ses alternatives se développent à vitesse grand V. Concrètement, il distingue deux types de produits : les alternatives végétales aux produits animaux (viande, poisson, œufs, produits laitiers et foie gras) désignées par l’appellation anglophone « Plant based » ; et la viande dite cellulaire ou cultivée (« Cell based  »), des protéines animales donc, encore au stade du développement.
Concernant les premiers, les chiffres témoignent d’un essor rapide, avec une forte croissance des ventes de produits étiquetés « vegan » dans les grandes et moyennes surfaces (+24%). Du côté du profil des mangeurs, Jérémie Prouteau souligne l’importance de l’effet générationnel. Si 5,2% des Français se déclarent végétariens, ce pourcentage atteint 12% chez les 18-24 ans. De quoi accentuer le phénomène au fil des ans.
Autre critère passé au crible, les investissements mondiaux en la matière. Ces derniers ont été multipliés par cinq entre 2016 et 2018, pour atteindre, en 2019, 824 millions de dollars. C’est surtout du côté des USA qu’il faut chercher les généreux donateurs, l’Europe étant « à la traîne ». Jusqu’à présent très discret, le secteur des Cell based commence lui aussi à faire les yeux doux aux investisseurs. Résultat : pour le marché des protéines animales, les projections établies montrent que les alternatives, Plant Based et Cell based confondues, vont continuer petit à petit à grignoter des parts de marché sur la « vraie » viande (lire encadré « Qu’est-ce que la viande ? ») pour peser, en 2040, 60% du marché mondial, alors qu’elles peinent encore à atteindre 10% aujourd’hui.
Bien que ses produits ne soient pas encore commercialisés, le secteur des Cell based est tout aussi vaste et diversifié que son homologue végétal, explique Nathalie Rolland, présidente de l’association de l’agriculture cellulaire, ProVeg International. Outre la dimension alimentaire, elle rappelle qu’il vise également à produire des matériaux comme le cuir ou la soie. Le tout, sans les défauts associés à l’élevage en matière d’environnement – émission de Gaz à effet de serre, fort besoin en terres ou en eau – ou d’éthique, «  moins d’animaux étant tués ». S’y ajoute un troisième avantage, relatif à la santé. Qui dit viande cultivée dit absence de contact entre l’homme et l’animal, et donc éviction du risque de zoonose. Un argument de poids en pleine épidémie mondiale de Covid-19. Pour autant, de nombreuses incertitudes persistent sur ces nouvelles technologies, tant sur les conditions de production à grande échelle, que sur le bénéfice nutritionnel pour les consommateurs comparé à celui de la consommation de produits animaux « classiques », ou encore sur l’accessibilité à ces denrées, leur coût de fabrication restant très élevé.

Qu’est-ce que la viande ? C’est la question posée par un internaute au fil du débat. La réponse vous paraît évidente ? Ce n’est pourtant guère le cas. Car finalement, faut-il considérer la viande cultivée comme de la viande ou s’agit-il d’autre chose ? Première à s’essayer à donner son point de vue, l’éleveuse Anne-Cécile Suzanne rappelle que la viande est bien plus qu’un amas de cellules. « Il y a tout un écosystème culturel autour de cela ». Citant l’exemple d’une côte de bœuf, elle liste les différents éléments de cet écosystème : d’abord l’effort déployé par l’agriculteur pour élever correctement l’animal, puis cette « pièce de viande pour laquelle un animal est mort et qui a donc une vraie valeur symbolique » et, enfin, le plaisir de la déguster et de la partager. «  La convivialité est absolument indissociable de la viande » résume-t-elle. Deuxième intervenante à réagir à cette interpellation, Nathalie Rolland rappelle cette réalité des pratiques de consommation : la viande hachée représente près de la moitié du marché de la viande, souvent consommée sous forme transformée ou de burgers. C’est précisément sur ce créneau que se positionne pour le moment le secteur de la viande cultivée. «  Les consommateurs n’ont pas tous les mêmes attentes. Il faut avoir plusieurs options à leur offrir ».

Quid de l’élevage ?

Le développement de toutes ces alternatives sonne-t-il le glas des activités d’élevage ? La cheffe d’exploitation Anne-Cécile Suzanne répond en toute franchise : à partir du moment où la viande de synthèse aura un prix acceptable et sera de bonne qualité nutritive, elle aura sans doute du succès. Mais nous en sommes encore loin !
Pour cette éleveuse, l’argument du bien-être des animaux (BEA) mérite d’être creusé. Sous prétexte de l’améliorer, on supprime l’élevage. Ce faisant, on ôte aux animaux «  la possibilité de vivre une vie qui vaut la peine d’être vécue si l’élevage est de qualité. » Cela ne mérite-t-il d’être considéré du point de vue éthique, objecte-t-elle ? Même son de cloche pour les aspects environnementaux : « On oublie trop souvent que l’élevage joue un rôle important dans le maintien de la biodiversité, via les prairies notamment. »
Un dernier argument auquel souscrit pleinement Jean-Louis Peyraud, directeur scientifique adjoint Agriculture à INRAE. Réfléchissant à l’hypothèse d’une disparition de l’élevage, une « utopie » selon lui, il invite à se poser la question du devenir des surfaces ainsi libérées. Qu’allons-nous en faire dans les zones difficiles comme la montagne ? Pour lui, la sentence est claire : « Nous allons fermer des paysages », les laisser à l’état de friches, ce qui va accentuer les risques d’incendie. Et de citer également le cas de la plaine niortaise, cet ancien territoire de polyculture-élevage qui s’est, petit à petit, transformé en une vaste plaine céréalière avec, à la clé, une perte de biodiversité des milieux. Cette biodiversité, ajoute-t-il, c’est également celle des très nombreuses races animales créées par l’homme depuis la domestication… Autant d’éléments qui le conduisent à insister sur la complémentarité des activités agricoles et le rôle irremplaçable joué par l’élevage pour la fertilité des sols. Agronomiquement, élevage, culture et sols sont indissociables.

Une nécessaire montée en gamme

Reste à s’entendre sur le type d’élevage que l’on promeut. Interrogée sur la définition de l’élevage industriel, Anne-Cécile Suzanne souligne ce paradoxe : tout le monde souhaite un élevage vertueux, extensif, avec des animaux élevés en prairies, une viande de bonne qualité, etc. Pour autant, dans les faits, les mangeurs consomment beaucoup de viande très transformée, notamment via les repas pris hors domicile ou les plats tout prêts, sans s’interroger sur sa provenance. « L’élevage intensif n’est pas remis en cause par nos pratiques de consommation ; il a donc sa place  » constate-t-elle.
Mais selon quels critères définir l’intensif ? Le ratio entre la taille de l’exploitation et le nombre de travailleurs ? La surface utilisée, le nombre d’animaux, la quantité de viande ou de lait produite par bête ? Ce n’est pas (si) simple remarque Jean-Louis Peyraud. A cela s’ajoute un autre type d’élevage, dit industriel celui-là, à l’image de cette « ferme » ukrainienne qui « produit 12 millions de poulets par an et les propose 30% moins chers que les poulets brésiliens » . Pour cet agronome, ce type d’élevage peut venir concurrencer les alternatives végétales à la viande, car il va « remplir un besoin pour les consommateurs qui n’ont pas un pouvoir d’achat élevé. En France, 14 millions d’individus vivent en-dessous du seuil de pauvreté.  »
Plaidant pour une amélioration de tous les élevages via des standards plus exigeants, Il conclut que « l’intensification n’est plus la voie de progrès ». Et Anne-Cécile Suzanne, comme Pascal Lerousseau, lui-aussi éleveur, d’abonder. « Nous sommes à un virage. C’est au consommateur de décider car, finalement, ce qui compte, c’est sa vision. L’alimentation de commodité n’est plus possible ». Comprenez, pour ces éleveurs, la question économique, du prix de vente la viande, est cruciale. L’un comme l’autre ne se rémunèrent pas à hauteur de la quantité de travail fourni.

Alternatives bobos ou succédanés prolos ?

Qu’en disent les experts en FoodTech ? «  Je suis assez aligné sur les propos  » résume Jérémie Prouteau. Pour lui, il faut effectivement penser ces questions du type d’élevage – intensif, industriel, extensif – et du prix final de la viande, à l’aune du budget dont dispose chaque ménage pour se nourrir. Actuellement, il existe deux types d’acheteurs : ceux qui ont les moyens et peuvent accéder à la qualité et ceux qui ne les ont pas et se tournent vers les produits d’entrée de gamme. Autrement dit, certains ont les moyens d’acheter une viande de bonne qualité, au prix plus élevé, quand d’autres se tournent vers les viandes à bas prix. Dans ce contexte, les alternatives végétales et cellulaires peuvent présenter un atout en « venant se substituer à l’élevage intensif. Les chaînes de fast-food vont remplacer la viande par des alternatives végétales, puis cellulaires quand les prix le permettront  ». Pour cet observateur du marché, la tendance est déjà là. « Aux Etats-Unis comme en Europe, les grandes start-up telles que Beyond Meat ou Impossible Food passent des accords avec les acteurs de la restauration rapide – McDonald’s, Subway. C’est le scénario que j’imagine pour l’avenir  ».
Les viandes cellulaires ou cultivées seront-elles les protéines bas de gamme de demain ? On en est loin selon Nathalie Rolland. « La viande cellulaire est pour le moment beaucoup plus chère donc pas vraiment bas de gamme !  » s’étonne-t-elle. Elle précise en outre que ces produits présenteront une plus-value par rapport aux produits conventionnels, sur les aspects santé par exemple. Plutôt que de différencier les produits selon cet angle du bas/haut gamme, elle y voit « un complément pour diversifier les sources de protéines  ».
Qu’elles viennent diversifier les sources de protéines ou se substituer à la viande, une chose est sûre : toutes ces alternatives ne sont plus un hypothétique marché.

Viande, l’impossible débat ? Pas de côté en conclusion de cette séquence. Invité à en être le grand témoin, l’écrivain Frédéric Denhez a souligné cette difficulté : débattre de la nécessité ou non de manger de la viande revient finalement à discuter de notre rapport à la vie. Une singularité qui explique, selon lui, la brutalité qui accompagne souvent les discussions sur ce sujet. « Nous avons tous une même passion pour l’animal. Mais elle se traduit différemment : ou bien par une incompréhension par rapport à la mort, ou bien par une nécessité de rendre hommage à l’animal en le mangeant correctement  ». De ce fait, à ces yeux, il s’avère impossible d’objectiver les débats. « C’est un débat émotionnel qui se base sur des considérations techniques et est donc, de ce point de vue, faussé, car en lien avec notre rapport au monde et à la vie  ». Finalement la question sous-jacente n’est pas de nature économique ou agronomique mais philosophique : a-t-on le droit ou non de manger des animaux ? Elle était d’ailleurs au cœur de l’entretien entre Florence Burgat et Catherine Larrère (Sesame 1) à redécouvrir ici.

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