L’état de chocs, des 9es aux 25es Controverses européennes : instantanés

Il y a seize ans, quelles images projetait la société sur les mondes agricoles ? Comment les agriculteurs pensaient-ils être perçus par le reste de la société ? Qu’en était-il de leurs relations ? Et aujourd’hui, alors ? Après une relecture attentive des actes de la neuvième édition des Controverses européennes, Laura Martin-Meyer, étudiante à l’Institut d’Études Politiques de Toulouse et stagiaire à la Mission Agrobiosciences-Inra, propose des éléments de réponses. Un flash-back suivi des instantanés de Camille Coste, étudiante à l’École nationale supérieure agronomique de Toulouse : micro en main, elle a sondé, en amont des 25es Controverses européennes, les étudiants en établissement agricole dont elle partage, ici, les ressentis. Comment se perçoivent-ils vis-à-vis du reste de la société et que pensent-ils des représentations dominantes sur leur futur métier ? En guise d’introduction à l’événement, ces deux interventions proposent de dessiner les contours de l’état de chocs qui s’est progressivement constitué, entre les deux mondes.

Deux interventions à retrouver en vidéo, ici :

Laura Martin-Meyer : Quoi de mieux, pour cette première séquence, qu’une invitation au voyage ? Imaginez, nous sommes en 2003 et si on fait le calcul, vous venez de gagner 16 ans. Année de la réforme de la PAC, la presse titre sur un secteur agricole traversé d’espoirs, de colères et de contradictions. D’espoirs, car le gouvernement annonce ses premières mesures pour réglementer l’agriculture raisonnée. Il s’agit de redécouvrir le bon sens paysan, sans se priver des techniques nouvelles. De colères, parce que les agriculteurs en veulent aux médias de donner du métier une image déformée. Avec l’image d’Épinal du paysan au béret qui cède progressivement le pas à celle de « l’agriculteur-pollueur ». De contradictions, enfin, parce que l’agriculture peine à gérer une position au carrefour entre modernité et nostalgie. Philippe Portier, agriculteur de l’année 2002, témoigne : « la société nous demande de produire, à pas cher, de la qualité et de sauvegarder le paysage de grand-père ! ». C’est dans cette ambiance que se déroule la 9eme Université d’été de l’innovation rurale, sur le thème des « images et imaginaires au cœur des échanges entre agriculture et société ».

Nostalgie, décalage et distance

En 2003, quelles images projette la société sur les mondes agricoles ? Comment les agriculteurs pensent-ils être perçus par le reste de la société ? Qu’en est-il de leurs relations ? Autant de questions auxquelles on a tenté de répondre à l’époque, à l’aide de quelques instantanés pris sur le vif. Point de départ, un sondage exclusif mené par BVA auprès de 1000 français et françaises interrogé.es sur leurs images spontanées de l’agriculture. Nostalgie, décalage et sentiment d’impuissance atteignent la tête du classement.
Nostalgie. Parce que, soyons francs, les objets de l’agriculture qui peuplent notre imaginaire sont souvent associés à des images héritées des années 1950. Passéistes, figées, bucoliques et traditionnelles. Comme si l’agriculture avait toujours été un domaine d’exclusion de la modernité. Et dès lors qu’on l’associe à la notion de progrès, le tableau se noircit. L’activité est jugée destructrice de la terre mère et nourricière et on n’hésite pas à demander à ses travailleurs de rendre des comptes.
Décalage et distance. Parce qu’entre la société et l’agriculture, le fossé se creuse. C’est à dire que les contacts entre les deux mondes n’ont plus lieu. Cette distance n’est pas seulement physique. Elle est aussi temporelle et culturelle. Résultat, il n’est pas rare qu’un enfant se demande où est l’arbre à frites dans l’exploitation qu’il visite pour la première fois. De leur côté, les agriculteurs souffrent d’un manque de connaissance et de reconnaissance de leur métier. « Nous ne sommes pas ce que vous croyez que nous sommes », disent-ils. Pire, il semblerait qu’ils aient une opinion plus sévère sur eux-mêmes que le reste de la société. Parce que dans l’opinion, on aime mieux nos agriculteurs que notre agriculture.

L’agriculteur prisonnier de représentations éloignées de sa réalité

Comment en est-on arrivé là ? Entre la société et l’agriculture, il existe ce qu’on appelle des vecteurs d’images. C’est le cas par exemple des médias, de la publicité, ou de la grande distribution qui façonnent nos représentations. Dès lors, l’agriculteur est comme prisonnier d’images pour le moins paradoxales. Dans la même journée, il peut être paysan perpétuant le savoir-faire de grand père, victime de la grande industrie responsable de tous nos maux, ou encore chef d’exploitation pollueur de l’environnement. Parce que les médias ne semblent traiter de l’agriculture qu’en période de crise et que la publicité s’applique à l’enfermer dans sa version la plus bucolique. Le problème, c’est que ces représentations sont loin de rendre compte de la réalité des mondes agricoles. Au mieux, elles créent de l’incompréhension, au pire, de la souffrance. Pour aller vers le réel et faciliter les échanges entre agriculture et société, suffit-il alors de passer par ces mêmes vecteurs ? Pas si simple.

Apprenons à faire « terre ensemble »

Comme l’a brillamment montré Saadi Lahlou, nos représentations sont comme des espèces vivantes. Elles ne se décrètent pas et continuent de guider notre pensée même lorsqu’elle est confrontée au réel. En somme, on ne change pas une représentation sociale en un claquement de doigts, ni par le simple biais d’une campagne de communication descendante. Au contraire, le processus de changement doit être abordé comme une domestication et comme une culture.
Concrètement, il s’agit de construire un modèle « avec » et non plus « pour » les acteurs. Evitons le surcroît de traditions ou de folklorisation et privilégions plutôt le dialogue approfondi, la pédagogie, la coopération ou l’interaction. Bref, privilégions toutes les initiatives à même de procurer des expériences directes aux individus. Parce que la clef, pour régler nos conflits de représentation, réside dans la reconstruction d’une identité commune. Pour cela, l’aliment revêt un rôle fondamental. Parce qu’il fait le pont entre agriculture et société, celui-ci ne doit pas perdre sa fonction nourricière et identitaire en devenant un simple produit nutritif et hygiénique. Là c’est au consommateur de jouer et de s’investir, pourquoi pas, dans les instances professionnelles agricoles. En tout cas, il lui appartient de se questionner sur l’origine et la réalité du lien social qui se cache derrière son panier de courses. 
Pour l’agriculture il s’agit enfin de favoriser la construction d’un « imaginaire réaliste ». En révélant par exemple un morceau de réalité sur les produits, notamment animaux, et leur mode de production. Mais aussi de se positionner. Elle a, selon les participants, une chance historique de dire « voilà comment nous allons gérer l’industrie du vivant ». Je laisse désormais la parole à Camille. 16ans après, a-t-on appris à faire « terre ensemble » ?

L’état de chocs vu par des étudiants en établissement agricole

Camille Coste : Avec la mission Agrobiosciences-Inra, nous sommes allés sonder des élèves et étudiants des établissements agricoles pour connaître leurs ressentis concernant les images de l’agriculture et des agriculteurs traversant, aujourd’hui, la société.
Premier d’entre eux, Lucas. Étudiant en analyse et conduite des systèmes d’exploitation, il témoigne avoir été pointé du doigt comme étant un bouseux. En effet, lorsqu’il travaille et qu’il est amené à utiliser des produits odorants sur les champs, il entend souvent dire : « Oh, les agriculteurs, ils polluent ! ».
Léo, fils d’agriculteur, soulève quant à lui le problème de l’orientation dans les filières agricoles, quasi inexistante. Ayant toujours baigné dans l’agriculture, la question ne s’est jamais posée de savoir s’il irait, ou pas, en lycée agricole : « Moi j’aime ça ! Je suis passionné. Mais pour une personne qui n’est pas du milieu, au collège par exemple, on ne nous apprend jamais ce qu’est l’agriculture, on n’a pas d’intervenant agriculteur. Finalement, on ne sait pas ce qu’est le métier. Personne ne vous pousse à aller vers une filière agricole, que ce soit un prof ou un chargé d’orientation. » Lucas confirme : « Les profs ne nous poussent pas du tout vers le secteur agricole. » Il ajoute que, pour les jeunes, le fait de choisir cette filière peut être perçu comme un handicap : « J’ai beaucoup de mes collègues qui se moquaient de moi parce que je partais dans un bac agri, dit-il. Sauf que les trois-quarts travaillent maintenant chez McDonald’s… Donc je me dis qu’en fait, je ne m’en suis pas trop mal sorti ! »
Une autre de ses camarades, Clémence, savait dès le collège qu’elle se dirigerait vers une filière agricole. Or on lui a rétorqué : « Non ce n’est pas pour toi, tu ne trouveras pas de travail ! » Pourtant, dit-elle, il y a beaucoup d’opportunités d’emploi dans le milieu agricole.
Vient ensuite la question du traitement médiatique. Qu’en est-il de l’agriculture ? Pour Léo, on redore l’image de l’agriculture pendant cinq à sept jours dans l’année. A votre avis, lesquels ? Le Salon de l’agriculture : « Il y a des reportages à la télé toute la journée où tout est super, tout est beau… Alors que le reste de l’année, il est question de l’association L214 qui a filmé un élevage de porcs en train de mourir. Pourtant, il y a des agriculteurs qui font les choses bien, sur les réseaux sociaux, qui montrent leur métier. » Juliette, quant à elle, pense que « le problème des réseaux sociaux c’est que les gens un peu ignorants sur l’agriculture vont s’intéresser davantage à des faits choquants qu’à des faits positifs. Par exemple, un agriculteur qui fait des vidéos de sa ferme n’est pas valorisé. En fait, dit-elle, c’est ceux qui s’y connaissent le moins qui en parlent le plus. » Elle explique aussi que « les gens croient que le tracteur est payé cash, que les agriculteurs ont de grosses machines, de grosses voitures, qu’on les a eus en claquant des doigts. » Alors qu’elle a sué toutes les larmes de son corps pour les avoir. Dans la foulée, elle pose sur la table la question des primes : « Le reste de la population ne sait pas à quoi elles servent. En réalité, aussitôt la prime rentrée, aussitôt elle est sortie pour être investie dans l’exploitation. » Pourtant, pour Léo, les choses ont changé : « Il y a de cela des années, l’agriculture marchait bien, les agriculteurs étaient poussés à produire, ils mettaient beaucoup d’engrais sans penser à l’environnement, sans penser aux autres, parce qu’il fallait produire et que ça rapportait. Aujourd’hui, dit-il, on n’en est plus là. L’agriculteur regarde les coûts de production et il est conscient de l’environnement. Les paysans ne balancent pas de produits phytos pour le plaisir. Quand il y a du vent, ils ne sortent pas, ils n’osent pas passer le pulvérisateur alors qu’il y a des petits enfants dans la cour à côté. » Alors est-ce que ces jeunes pensent que leur relation va s’améliorer avec le reste de la société ? Possible mais ce sera long.
Du coup, faut-il mieux communiquer autour de l’agriculteur et de l’agriculture ? Ils insistent avant tout sur le fait qu’il faut communiquer autour du métier d’agriculteur de manière à refléter le réel. Les publicités sont montrées du doigt : « Dans certaines pubs, les gars qui sont censés être des agriculteurs, on sait très bien qu’ils ne sont pas du métier. Ils nous montrent des pubs absolument magnifiques avec des exploitations splendides. Ça n’indique pas du tout que le métier est dur : on fait deux fois trente-cinq heures, il n’y a pas de jours fériés, pas de vacances, et, en plus de cela, le salaire, c’est pas l’idéal ! »
Juliette propose de « faire des interventions dans les écoles, les marchés et autres événements pour casser cette image et faire grandir les esprits. Au final, montrer que l’agriculture, ce n’est pas moche. Dans cet esprit, la demande croissante en circuits courts est un atout. De plus en plus, les consommateurs veulent savoir d’où viennent leurs aliments ». En substance, elle plaide pour la rencontre directe avec le consommateur, à condition qu’il rende la pareille : « C’est à nous d’aller vers les gens, mais c’est aussi à ces derniers de venir vers nous et de ne pas nous tourner le dos en restant à regarder ce qu’il y a sur les réseaux sociaux. Reste ce problème, les agriculteurs ont déjà des difficultés quotidiennes alors si en plus ils doivent s’occuper de la communication ! Quand à cette idée d’agribashing, pour eux, c’est le fait d’une minorité dans la société, mais une minorité qui les freine dans leur quotidien d’apprentis agriculteurs. »
Enfin, je laisserai le dernier mot à Lucas, lequel nous a confié : « Comment se fait-il que les gilets jaunes soient écoutés et pas les agriculteurs ? »

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