« Dans un monde aussi difficile soit-il, il reste de l’espoir »

Ils ont écouté toute la matinée et étaient présents à la tribune des 25es Controverses européennes, durant la séquence « Mises au point ». A présent, c’est à leur tour de prendre la parole et de livrer, à chaud, leurs réactions sur ce qui vient d’être dit. Parmi les nombreux sujets abordés en cette fin de matinée du mardi 16 juillet 2019, les questions des circuits courts et du collectif ont jalonné les échanges. Autant de moyens privilégiés, par les intervenants comme le public, pour tordre le cou à l’isolement et supporter les difficultés inhérentes au métier d’agriculteur. L’occasion, aussi, d’explorer les marges de manœuvre dont nous disposons pour venir à bout de l’état de chocs. De quoi redonner un peu d’optimisme.

Une table ronde animée par Lucie Gillot, avec Marc Chapolard, éleveur porcin et élu à la fédération nationale des CUMA (Coopérative d’Utilisation de Matériel Agricole) ; Dan Cismas, agriculteur et éleveur bio roumain et Germinal Peiro, Président du Conseil départemental de la Dordogne.

Mission Agrobiosciences-INRAE : Germinal Peiro, vous êtes Président du Conseil départemental de la Dordogne et familier des questions agricoles que vous suivez depuis très longtemps. Que vous inspirent cette analyse dressée par les intervenants précédents ? Constatez-vous également cette évolution de ces images ? Et en tant qu’homme politique, comment appréhendez-vous cette question de la diversité et du désenchantement du métier ?

Germinal Peiro : Le hasard de la vie a fait que j’ai vécu vingt-cinq ans sur une exploitation agricole et que mon fils s’est installé, il y a deux ans, en nuciculture. De même, j’ai été vingt ans député socialiste de la Dordogne, de 1997 à 2017, et ai participé à la construction de quatre lois agricoles : deux sous la gauche, deux sous la droite. Vous me demandez de réagir sur l’image qu’ont les agriculteurs Périgourdins de leur propre activité. Je ne crois pas qu’elle diffère de celle qui prédomine au niveau national, dans la mesure où la Dordogne compte les très grandes exploitations de la Beauce et de la Brie. C’est un territoire d’exploitations familiales, ou en tout cas d’anciennes exploitations familiales où, comme chez Marc, les surfaces étaient plus restreintes. Alors qu’il y a vingt-cinq ans, la surface agricole moyenne d’une exploitation était de 17 hectares, elle est aujourd’hui passée à 50 voire 60 hectares. Aussi retrouve-t-on, dans ce département, l’ensemble des filières que l’on compte au niveau national. Parmi les 23 filières agricoles que nous soutenons, retenons les exploitations céréalières, l’élevage, la viticulture, l’arboriculture ou encore la production de fruits et de légumes.
Ensuite, j’ai le sentiment que l’image qu’ont les agriculteurs de leur propre métier est avant tout liée à leurs conditions de vie économique. Comment peut-on avoir une bonne image de son métier si l’on ne gagne pas convenablement sa vie ? C’est très difficile de dire « je suis fier du boulot que je fais » si, à la fin du mois, on n’arrive pas à assurer l’essentiel. Et je ne vous parle pas des quelques centaines d’agriculteurs qui font, dans ce département, l’objet d’un plan de suivi dans le cadre du revenu de solidarité active ! Ainsi, je crois que si la moitié des agriculteurs disent ne pas recommander à leurs enfants de reprendre la ferme, c’est essentiellement pour cette raison. Comment voulez-vous souhaiter un avenir à vos enfants s’ils travaillent deux fois plus, prennent plus de risques et gagnent deux fois moins que les autres ? Parallèlement, il y a l’image que leur renvoie le reste de la société et dont ils souffrent, à savoir : celle de l’agriculteur pollueur ou alors du travailleur à moitié fonctionnarisé avec les aides publiques. A cet égard, les citoyens de la Dordogne sont comme le reste des Français. Ils adorent les agriculteurs… d’une certaine façon. C’est indéniable lors du Salon International de l’Agriculture ! Pendant huit jours, c’est formidable, les moutons sont parfaitement blancs, les porcs et les vaches sont propres… C’est un monde absolument merveilleux dans lequel chacun retrouve des images de son enfance, de ses grands-parents, de cette France qu’on idéalise alors qu’idéale, elle ne l’était pas du tout. En résumé, les habitants de la Dordogne sont comme le reste des Français : partagés.

Le collectif ou le partage des plaisirs et des peines

Pour poursuivre sur une pointe d’optimisme, je tenais tout de même à dire que je connais aussi des agriculteurs heureux. Dans des modèles totalement différents, qui plus est. Exemple avec les circuits courts : il est évident que celui qui parvient à produire, à transformer et à vendre, c’est-à-dire à faire plusieurs métiers à la fois, en tire une vraie fierté. A ce propos, j’aimerais parler des modèles coopératifs ou collectifs, disons. Il y a 35 ans, nous avons créé une coopérative autour de la noix, la Coop Cerno. De treize personnes autour d’une table, nous sommes aujourd’hui passés à 500 producteurs. C’est beaucoup ! C’est d’ailleurs la première de France pour le cerneau et la deuxième, derrière nos amis de l’Isère, pour la noix en coque. Là aussi, on retrouve des gens heureux. Pourquoi ? Parce qu’ils sont parvenus, ensemble, à valoriser leur production. Le collectif leur a permis, avec des techniques modernes, de mettre sur le marché – y compris à l’étranger – des produits qui sont à la fois sains, sans impureté et calibrés comme il faut. Le tout, avec une rémunération tout à fait correcte. Vous me direz : c’est idyllique ! Et je vous répondrai que, dans un monde aussi difficile soit-il, il reste de l’espoir.

Marc Chapolard, quelles choses vous ont marquées ce matin ?

Marc Chapolard : Beaucoup de choses ont été dites ce matin. J’ai notamment retenu ces chiffres disant que 43 à 46% des parents ne souhaitaient pas que leurs enfants embrassent les métiers de l’agriculture. Nous sommes une fratrie de six enfants. Nos parents nous ont toujours encouragé à aller « voir ailleurs ». Quatre d’entre nous sont revenus sur l’exploitation. Nous sommes entourés de paradoxes. Peut-être en sera-t-il de même demain : les jeunes s’installeront en agriculture en dépit des considérations parentales…
Je fais partie d’un GAEC (Groupement Agricole d’Exploitation en Commun) dans lequel nous sommes cinq ; trois frères et deux épouses. Nous avons toujours fonctionné sur le mode d’une agriculture familiale et sommes capables de produire des denrées, du champ à l’assiette. Notre exploitation étant basée sur l’autonomie, nous tentons de faire le maximum sans dépendre des autres : notre production céréalière nourrit notre élevage, lequel alimente l’atelier de transformation qui lui-même, approvisionne l’assiette des consommateurs. Selon nous, le circuit court porte une promesse économique importante. C’est pourquoi j’ajouterai qu’il est primordial que les agriculteurs communiquent auprès des citoyens. Néanmoins, je me demande pourquoi on dit que tout le monde tape sur les agriculteurs… J’ai appris ce matin qu’il en était de même pour les enseignants et les médecins. Et que dire de l’éclatement des modèles, si ce n’est que nous ne le ressentons pas dans ma Cuma. Chez nous, par exemple, le bio et le conventionnel coexistent et en général, ça se passe très bien. Dans d’autres coopératives, c’est bien plus compliqué. Certes, nous avons quelques conflits de générations… Mais j’imagine que c’est le cas dans tout type de profession.
Sur cette question du collectif et des circuits courts, j’ajouterai par ailleurs que, si je peux être avec vous aujourd’hui, c’est parce que j’ai un frère qui fait le marché et des collègues de la Cuma qui récoltent mon blé à ma place ! Grâce à ce partage, je m’en vais l’esprit tranquille. Alors oui, je suis heureux d’être agriculteur, en ce sens que je partage mes soucis, mes plaisirs et mon financement. Il existe un lien social très important. Tout à l’heure, nous parlions du taux élevé de suicides dans les mondes agricoles : ce sont des choses que l’on peut, à travers ce type de liens, éviter.

Comment restaurer la confiance dans les mondes agricoles ?

Nous allons laisser la parole à Dan Cismas à qui nous avons demandé de nous dresser un portrait des images des mondes agricoles qui prédominent en Roumanie, son pays d’origine.

Dan Cismas : Bonjour à tous. Je suis très heureux d’être ici. Je suis paysan depuis 2009, date à laquelle j’ai repris une petite ferme bio, avec ma famille, au centre de la Roumanie. Au même moment, j’ai créé l’association Eco Ruralis. Des cinq membres qu’elle comptait à l’époque, nous voilà aujourd’hui 12 000 à travers tout le pays !
En Roumanie, nous avons un modèle agricole tout-à-fait unique. Après la révolution, il existait encore quatre millions de personnes vivant en lien étroit avec la terre. Mais malheureusement, plus aucune infrastructure n’existait pour l’exploiter. Aujourd’hui, le secteur agricole roumain est confronté à de nombreux défis et se heurte à l’impossibilité de se développer par manque d’information et de connaissance. Permettez-moi un rappel historique : dans le modèle communiste, les paysans roumains représentaient les ennemis d’une vision collectiviste de la production. Aujourd’hui nous sommes confrontés à une situation assez intéressante où ces mêmes paysans s’opposent aux grandes corporations et autres grands groupes. Après la révolution, quelques individus ont repris la tête de grandes exploitations et créé des associations pour les représenter, au rang desquelles ProAgro ou Agrostar. Or à ce moment-là, il n’y avait personne pour représenter les petits paysans. C’est pour cette raison que nous avons constitué Eco Ruralis, avec l’envie de leur offrir un espace de discussion et de dialogue favorisé par un fonctionnement démocratique. Dans cette perspective, le projet Bond nous permet de développer nos connaissances et de tirer des enseignements sur les bonnes pratiques venant d’autres pays. Je précise que, pour nous, le profit économique est un concept un peu creux. Certes, toute coopération suppose d’avoir un partenaire. Nous pensons que le partenaire essentiel des paysans, c’est l’environnement. Faute de quoi, il n’y a pas de durabilité des systèmes et donc de possibilité d’assurer l’avenir. En ce domaine, les paysans savent très bien faire ! Ainsi, à travers Eco Ruralis, nous tentons de conserver et de perpétuer l’héritage de nos grands-parents, de préserver les terres et les semences.  
A vrai dire, lorsque je me suis impliqué dans le domaine agricole, en tant que paysan, j’ai d’abord pensé à l’avenir de mes quatre enfants… Et en Roumanie, nombreux sont les jeunes qui ne désirent pas persévérer dans la voie agricole. Ajoutez à cela les 4 millions de personnes qui vivaient, autrefois, dans les régions les plus pauvres du pays et qui ont migré vers les pays occidentaux. Résultat : non seulement nous manquons de bras mais surtout, les adolescents ont perdu confiance dans l’agriculture. C’est pourquoi notre rôle revient à créer, ou plutôt recréer, cette confiance.

ÉCHANGES AVEC LE PUBLIC

Christian Manauthon, éleveur bovin et céréalier dans les Hautes-Pyrénées : J’aimerais dire deux mots sur les aspects économiques que vous abordiez. Il faut savoir que j’ai connu deux états : premièrement, en tant que producteur de lait pour un industriel. Là je travaillais en sachant que je perdais 300 euros en me levant tous les matins, quoi que je fasse ! Deuxièmement, nous sommes passés en vente 100% directe et bio, sur une exploitation sur laquelle nous vivons désormais en autarcie. Ce que j’aimerais souligner, c’est qu’il n’y a pas que le volet purement économique qui compte : il y a aussi l’avenir. Certes, je n’ai pas encore d’appartement à Biarritz, ni de Mercedes, mais j’ai l’espoir d’achever ma carrière dans de meilleures conditions. J’aimerais également ajouter que nous n’avons pas contribué à donner une bonne image de nous-même : le milieu du bio est quand même assez triste. Par exemple, j’ai eu du mal à imposer un petit pastis de temps en temps… C’était toujours jus de sureau et soupe d’ortie (rires) !Ceci dit, je souhaitais rebondir sur un point qu’a soulevé Jean-Daniel Lévy, au sujet des images très différentes que nous avons des agriculteurs et de l’agriculture. En tant que paysan, il y a quelque chose que j’appréhende, avec la négociation des accords internationaux de libre échange, le TAFTA, le CETA, etc. Croyez-vous que la signature de ces traités pourrait avoir des conséquences sur l’image que les Françaises et les Français ont de notre agriculture ?

Tomás García Azcárate, Université polytechnique de Madrid : Lors de la table ronde, il a été dit que le grand espoir, c’est le circuit court et le bio. Quid de la puissance exportatrice de la France ?

Danielle Rousseau-Gopner, metteuse en scène de théâtre : J’ai relu le compte-rendu des controverses de 2003 et j’avais noté qu’à l’époque, les images des mondes agricoles dans la société étaient associées à celles des années 1950. Autrement dit, celles de notre enfance. Sauf qu’en 2019, de moins en moins de gens ont eu une enfance dans les années cinquante. Par déduction, davantage d’individus ont grandi avec d’autres images de l’agriculture, voire pas d’images du tout. Quelles images a donc, ou n’a pas, cette population de l’agriculture ?
Je souhaiterais également intervenir sur la question de la communication. Dans le cadre de mon travail de metteur en scène, je me rends sur les exploitations. Et les discussions que j’ai avec les agriculteurs tournent toujours autour du même sujet : « Comment communiquer davantage sur notre métier ? On ne sait pas comment faire », me disent-ils. Ces individus font des choses absolument formidables mais sont encore victimes de fausses images. Dernièrement, par exemple, j’ai passé une matinée sur une exploitation laitière très modernisée en terme de robotique. Or moi, quand on me parle de robots, ça me fait peur. Alors qu’en fin de compte, je me suis aperçue que cela permettait aux exploitants de se libérer du temps pour leurs loisirs mais aussi de s’affranchir de tâches qui sont vraiment difficiles, rudes, voire pas très agréables à faire.

Les images d’Épinal ont la peau dure

Jean-Daniel Levy : Aujourd’hui, il est intéressant de voir que les débats type CETA, TAFTA, sont sous le radar. Pourtant, ils ne font absolument pas partie des sujets de discussion, d’interrogation ou de tension existant dans la société française. Très peu de Français nous en parlent spontanément ni ne connaissent les enjeux ou la nature des débats qui prédominent aujourd’hui. En réalité, nous constatons une méconnaissance totale des grands traités internationaux signés entre la France ou l’Europe et d’autres grandes puissances. Quoiqu’il en soit, j’émets l’hypothèse suivante : dans le cas où, demain, les Français seraient amenés à connaître précisément la nature des échanges avec, disons le Brésil, on pourrait s’attendre à une montée des critiques à l’égard de ce type d’accord. Pourquoi ? Tout simplement parce que cela ne correspond absolument pas à notre modèle, ni à nos représentations dominantes.
Pour finir sur les images qu’ont des mondes agricoles les individus qui n’ont pas grandi dans les années cinquante, sachez que malgré tout, les images d’Épinal perdurent. Qu’il s’agisse de l’agriculture ou d’autres types d’organisations de la société française, on entend toujours dire : « C’était mieux avant ! » C’est comme s’il y avait eu un âge d’or après lequel on ne cesse de courir mais qui n’a jamais existé. J’y vois une réponse au fait que l’avenir apparaît comme étant de plus en plus inquiétant, incertain et hors de maîtrise.

Bertrand Hervieu : Concernant la vocation exportatrice de l’agriculture française, c’est un débat qui a surgi à la fin des années 1990, dans un contexte double. D’une part, après avoir longtemps été déficitaires en termes de fourniture alimentaire, nous nous hissions au rang de deuxième puissance exportatrice agricole et agro-alimentaire mondiale. D’autre part, au même moment, la loi Le Pensec/Galvany introduisait, pour la première fois dans une loi d’orientation agricole, la prise en compte des questions environnementales. Aujourd’hui, où en sommes-nous ? Avec le réveil des agricultures Russe et d’Europe centrale, sachez que si nous n’avions pas nos exportations de vins et de spiritueux, nous serions complètement déficitaires. Il est notamment un secteur très important où nous sommes déficitaires et devons importer, c’est celui des fruits et légumes. Je n’ai pas les chiffres exacts en tête, mais c’est de l’ordre de 40 à 50 % de notre consommation. Donc oui, il y a des espaces de production et des marges de manœuvre possibles dans ce pays.

Albert Massot-Marti : J’aimerais rebondir au sujet des circuits courts et de l’agriculture de proximité. A vous écouter, pour être un agriculteur heureux et fier de sa production, il faudrait travailler en circuit court, dans le monde de la proximité, etc. D’une part, il est vrai que le circuit court et la proximité ont un rôle à jouer. Mais attention, ils présentent aussi des limites. Dans ce cadre-là, il est juste aussi que les outils numériques et les réseaux sociaux peuvent ouvrir d’autres voies… Comme par exemple agir sur ces mêmes circuits courts afin qu’ils soient plus longs. Et ça, ça va arriver !
D’autre part, il est important de prendre en compte l’individualisation des modes de consommation et l’apparition de communautés alimentaires distinctes : sans gluten, sans lactose, bio, sans sucre artificiel, sans graisse… Sans compter la coexistence d’identités religieuses (hallal, cascher…) et socioéconomiques distinctes, comme le végétarisme ou le végétalisme. Voilà autant d’individus qui demandent des produits spécifiques. A partir de là, avec l’aide du numérique, je crois qu’il faut favoriser de nouveaux dialogues entre communautés comme par exemple entre groupes de consommateurs et coopératives agricoles ou encore entre groupes de producteurs et écoles, restaurants, hôtels ou ONG. En somme, plusieurs niveaux de dialogue sont possibles pour créer des réseaux beaucoup plus grands qu’actuellement.

Le circuit court, une équation positive

Bertrand Hervieu : Il ne faut vraiment pas minimiser le poids des circuits courts dans la restauration de l’image des mondes agricoles. De ce point de vue-là, je crois que tout ce qui a contribué à les minimiser, voire les caricaturer, a retardé leur émergence. C’est vraiment dommageable. Aussi, je suis d’accord avec le fait qu’il y a une pluralité de modèles de développement qui s’offrent, en réponse à cette pluralité d’attentes de la part des consommateurs. Voilà un phénomène qu’il faut prendre très au sérieux ! D’ailleurs, les grandes surfaces l’ont parfaitement compris, bien avant les syndicats agricoles. Enfin, j’insisterai sur l’idée que les circuits courts fonctionnent beaucoup autour de la question des fruits et légumes, secteur où nous sommes déficitaires. De ce point de vue-là, l’équation est positive.

Christian Manauthon : J’aimerais lever une ambiguïté : la vente directe et le circuit court, ce n’est pas la même chose. Pour les distinguer, c’est la notion d’intermédiaire, et non pas de distance, qui compte.  Ainsi, lorsque je dis que je fais du circuit court, cela signifie que je vends un semi-remorque de soja à un collègue en Normandie, lequel parvient ensuite au consommateur. Cela ne peut donc pas s’appeler vente directe puisque je ne suis pas directement en contact avec le consommateur.

Marc Chapolard : Il faut bien comprendre que nous sommes responsables de la production et de la vente, jusqu’au bout. C’est nous qui faisons la facture ! C’est loin d’être anodin. Jusqu’à présent, c’était la coopérative ou le négociant qui facturait les denrées; là, c’est l’agriculteur qui vend. Pourquoi est-ce si important de le préciser ? Parce que selon moi, le modèle de l’agriculture « industrielle » maintenue par des financiers n’est pas prêt de cesser : il est fréquent de croiser des individus qui achètent 800 hectares de terre, les exploitent pendant 5 ans et finissent par s’en aller.

Germinal Peiro : J’aimerais revenir sur l’image des agriculteurs et rappeler le travail législatif qui a été fait sous deux gouvernements de gauche, de majorités socialistes : tout d’abord, la loi Le Pensec/Galvany, votée en 1998, a voulu replacer l’agriculteur au sein de la société. Ce faisant, elle a réaffirmé que les agriculteurs avaient des fonctions de production essentielles. Mais pas seulement.  Elle leur a également reconnu des fonctions sociales, en ce sens qu’ils créent de l’emploi en milieu rural ; et enfin, des fonctions environnementales. Dans ce cadre, la loi avait instauré les contrats territoriaux d’exploitation : l’idée était que la société accepte de rémunérer ces travailleurs pour d’autres activités que la seule production.
En 2014, Stéphane Le Foll eut le courage, malgré les attaques de la FNSEA, de mettre l’agroécologie au cœur de la loi. Aujourd’hui, on ne parle que de ça ! Pour combattre l’isolement des agriculteurs, le ministre avait également impulsé la création des GIEE (Groupement d’Intérêt Économique et Environnemental). Marc Chapolard en a très bien parlé : les agriculteurs heureux ne sont pas individualistes. Ils travaillent au sein de structures comme les GAEC où ils peuvent partager leurs ennuis comme leurs réussites. Cette page dédiée au parti socialiste étant close, je peux maintenant vous dire ce que je pense des traités internationaux. De façon effarante, je vois se propager sur la planète des accords qui favorisent la mise en place d’un grand marché mondial, cher à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Quoiqu’on raconte, celui-ci ne tiendra jamais compte ni des hommes, ni des valeurs sociales, ni des valeurs environnementales. Aujourd’hui, l’accord qui se prépare avec le Mercosur encourage non seulement la déforestation de l’Amazonie mais aussi l’usage des antibiotiques de croissance et des OGM. Je crois qu’un jour les individus reviendront au local : ils tenteront d’échapper aux OGM, aux pesticides ou à la déforestation de l’Indonésie pour la production d’huile de palme. Aussi, le réchauffement climatique nous oblige-t-il à réduire les déplacements inutiles : amener les moutons de Nouvelle-Zélande en Lozère, c’est une hérésie ! Tu le disais, ami des Hautes-Pyrénées, le réchauffement climatique va nous contraindre à changer de modèle. En attendant, le libéralisme à tout crin nous mène droit dans le mur.

Donner à voir la réalité  

Agnès Papone, agricultrice bio dans l’arrière-pays niçois : Lorsque mon mari et moi avons fondé notre petite exploitation, en 2009, nous n’étions pas du tout du cru agricole. Pour nous, il n’a jamais été question de faire autrement qu’en bio, en circuit court et en vente directe. Voilà ma question : entre les circuits courts et le reste, qu’est-ce qu’il y a ? Ne serait-il pas opportun de se poser des questions sur les intermédiaires et de tenter de les réguler ? Sachez que les agriculteurs autour de nous, pour la majeure partie, sont éligibles ou reçoivent le RSA alors qu’ils travaillent dignement et correctement. Où cette valeur s’évapore-t-elle ? Comment faire pour la restituer à la juste personne qui l’a créée ?

Anne Seingier, agricultrice à la retraite : Nous avons réussi à transmettre l’exploitation à notre fils et avons beaucoup de chance parce que, dans notre secteur de la Seine-et-Marne, c’est rare ! J’aimerais insister sur le circuit court bien sûr, mais surtout sur la pédagogie. En tant que ferme pédagogique, nous avons un rôle essentiel pour montrer aux enfants que ce qu’ils mangent vient de chez nous. « Si tu n’existais pas, on ne mangerait pas ! », nous disent-ils. C’est indispensable parce qu’aujourd’hui, les enfants n’ont aucune idée de ce qu’est réellement l’agriculture. Ils ne savent pas, par exemple, que le blé est vert avant d’être jaune. Ils croient que c’est de l’herbe. A ce titre le discours des deux jeunes femmes qui sont intervenues au tout début était très révélateur de notre société actuelle[1] : le paysan est indispensable mais il a une très mauvaise presse.

Cela pose encore une fois la question de la communication autour de l’activité agricole. Marc Chapolard, vous qui êtes en première ligne, comment peut-on communiquer efficacement sur le métier d’agriculteur ?

Marc Chapolard : Il y a différents moyens. Pour ceux qui, comme nous, font de la vente directe, c’est facile : sur les marchés nous sommes directement en contact avec les consommateurs. Nous les accueillons et leur montrons ce que nous produisons. Ensuite, il y a effectivement beaucoup d’écoles prêtes à se rendre sur les fermes. Parfois, c’est un peu déroutant : il faut nettoyer sa ferme parce qu’on veut qu’elle soit présentable. Pourtant, dans la vie de tous les jours, elle ne l’est pas – les animaux crottent sur le chemin, le tracteur laisse de la terre sur le chemin. Il faudrait donc pouvoir montrer la ferme telle qu’elle est.


[1] Voir les séquences « Flash-Back » et « Cas d’école ».

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