Une contribution de Karine Daniel et de Nicolas Courtade, ESA – LARESS Chaire Mutations Agricoles
Les rencontres professionnelles agricoles voient se multiplier les démonstrations de matériels, de dispositifs mobilisant des nouvelles technologies, l’usage des données et du numérique. Depuis quelques années, les salons de l’agriculture, le SIMA, les salons de l’élevage, du végétal sont les vitrines de ces offres qui s’étoffent et qui rencontrent un certain succès auprès des agriculteurs et des opérateurs des filières agricoles et agroalimentaires. Au-delà des enjeux techniques et technologiques, ce phénomène doit être analysé aux plans économique et sociologique.
Les agriculteurs mobilisent ces technologies qui, dans une certaine mesure, sont susceptibles d’accélérer certaines mutations observées dans le secteur et les filières agricoles et agroalimentaires. Par exemple, le développement des circuits courts repose avant tout sur la nécessité pour certains producteurs et consommateurs de renforcer des liens de proximité. Dans ce cas, le numérique permet un développement de ces formes de commercialisation selon de nouvelles modalités et offre un potentiel de croissance décuplé. Les réseaux d’échange de pratiques étant traditionnellement relativement développés entre agriculteurs, l’essor des réseaux sociaux permet d’élargir, sous de nouvelles formes, le cercle des discussions pour ces individus. Par ailleurs, l’utilisation des outils numériques et d’aide à la décision par les acteurs du conseil agricole modifient leurs pratiques, réinterrogent leur métier et font d’eux des « conseillers augmentés ».
Au-delà, pour la production agricole, les technologies qui rencontrent un certain succès et qui sont massivement adoptées dans les exploitations améliorent les conditions de production sous certains aspects. Par exemple, en productions végétales, les technologies adoptant la géolocalisation et la robotique permettent de limiter l’usage d’intrants, ce qui est positif en termes d’empreinte environnementale et peut, dans certains cas, limiter les coûts de production. Dans le secteur de l’élevage, la vidéosurveillance des animaux et le développement de robots de traite modifient l’organisation du travail en élevage, question d’importance dans un secteur où ces types de contraintes sont fortes, et peuvent même constituer un frein à l’engagement des jeunes dans ces métiers.
A travers ces exemples, nous observons que le numérique accompagne, accélère parfois des mutations sans forcément créer de rupture forte ou de réel « big bang ». Au-delà de ces constats, et à partir de travaux d’enquête, nous nous demandons si les nouvelles technologies et le numérique seront en mesure d’accompagner les agriculteurs et plus globalement les acteurs de filières agroalimentaires face aux grands défis qu’ils doivent relever.
La question des économies d’intrants et de ressources non renouvelables dans la production est un axe d’action majeur pour les opérateurs de l’agriculture et du numérique. Les entreprises du machinisme agricole, les coopératives et de nouvelles start-up se mobilisent autour de ces enjeux. Au niveau mondial, les agriculteurs doivent se mobiliser contre le changement climatique, réduire leur empreinte environnementale sachant que la population à nourrir augmente simultanément. La multiplication des sources d’économie de ressources (intrants chimiques, carburants) favorisée par l’usage des nouvelles technologies doit contribuer à résoudre cette équation qui est au cœur des défis de l’agriculture.
Ces préoccupations d’économie des ressources positives pour l’environnement et pour la maîtrise des coûts de production doivent aussi se renforcer au sein des filières et, dans ce cadre, le numérique doit aider à lutter globalement contre le gaspillage alimentaire tout au long des filières. Des marges de développement importantes existent dans ce domaine et sont potentiellement porteuses de création de valeur.
La question sensible des données
Ces développements se heurtent toutefois à une question stratégique. En effet, si le numérique et les technologies liées se développent dans les exploitations, dans les unités de transformation ou « usines du futur » et dans la distribution, nous constatons que la circulation des données au sein des filières, entre les opérateurs, est plus difficile à mettre en œuvre. Se pose la question de l’interopérabilité des données qui doit trouver des solutions techniques appropriées mais, au-delà, cela pose la question sensible du partage et de la gouvernance des données. Pour le décideur public, ce partage pourrait éclairer utilement le débat sur le partage de la valeur ajoutée entre les opérateurs des filières agroalimentaires. Dans ce contexte, les freins au partage des données dans les filières sont plus stratégiques que techniques.
Cet enjeu de circulation des données au sein des filières est majeur en termes de traçabilité des produits, de sécurité sanitaire. En effet, le partage des données doit par exemple permettre de retirer quasi-instantanément un produit de la vente dès lors qu’un problème sanitaire est repéré sur un lot. Les cas récents de retraits échelonnés de laits infantiles contaminés nous montrent que des marges de progrès importantes existent de ce point de vue. Plus globalement sur les aspects sanitaires, les derniers développements de l’intelligence artificielle pourraient être utiles à la détection précoce de maladies, sur les plantes notamment – de premières expériences prometteuses existent dans ce domaine. Reste que pour se développer, ces technologies nécessitent des investissements relativement importants en recherche et développement. La question du retour sur investissement se pose inévitablement dans un secteur, l’agriculture, qui présente des niveaux de valeur ajoutée relativement faibles par rapport à d’autres secteurs. Les enjeux de traçabilité impliquent également de passer d’une situation actuelle où dans la plupart des cas les agriculteurs font des choix autonomes de s’équiper ou non en dispositifs numériques pour des enjeux qui relèvent principalement d’objectifs économiques, de travail et environnementaux à l’échelle de leur exploitation, à une situation d’imposition de dispositifs numériques de traçabilité par les filières ou le législateur. Dans cette situation future, les questions de prise en charge des coûts d’entrée pour tous dans ces dispositifs, et de justification politique d’imposer un dispositif de surveillance se posent également. Enfin, les processus de concentration qui s’opèrent entre les organisations professionnelles et les transformateurs posent la question du contrôle des données par des opérateurs de plus en plus puissants. Cette concentration interroge sur la capacité des agriculteurs à être partie prenante de la gouvernance des données.
Un des enjeux majeurs de la pérennité de l’agriculture dans les pays développés est celui de la compétitivité et de la capacité de la main d’œuvre à se renouveler. Cet enjeu économique et social se traduit concrètement dans les exploitations agricoles par une nécessité de produire plus et mieux avec une main-d’œuvre qui se raréfie non pas du fait de la main d’œuvre disponible globalement, mais plutôt du fait d’un certain manque d’attractivité des métiers de l’agriculture. Pour les exploitants actifs, se pose la question des conditions de travail en termes de temps, de fréquence et de pénibilité. Dans ce domaine, les nouvelles technologies mobilisées dans les exploitations peuvent être utiles en termes de gain de temps et de baisse de la pénibilité de certaines tâches. Le potentiel de développement est important dans ce domaine autour du numérique, de la robotique et de la cobotique 1. De manière prospective, cet enjeu rejoint à long terme la question de l’attractivité des métiers de l’agriculture pour les jeunes actifs notamment.
Enfin, le développement du numérique dans le domaine agricole et agroalimentaire pose inévitablement, à terme, la question du rapport des activités au développement des territoires ruraux notamment. Les travaux pionniers dans de domaine de l’économie géographique montrent que la numérisation de l’économie concourt globalement à l’agglomération des activités sous la double nécessité de valoriser au mieux les économies d’échelle dans les entreprises et de limiter les coûts de transport des marchandises. Dans des économies où globalement les activités s’agglomèrent, ce phénomène s’autoentretient et se renforce au fil du temps. Les activités agricoles et agroalimentaires n’échappent pas à long terme à ces phénomènes de concentration géographique, mais sous des formes singulières qui intègrent la spécificité agricole qui est que la terre n’est pas un simple support d’activité mais un facteur de production en soi.
Dans ce contexte, la maîtrise des coûts de production au niveau des exploitations et des filières est essentielle. Une meilleure maîtrise des processus de production accompagnée par les nouvelles technologies pourrait permettre à des territoires agricoles de rester compétitifs dans un moment clé où aides publiques liées à la production tendent à décroître au fil des réformes de la Politique Agricole Commune (PAC) en Europe, par exemple. Dans ce contexte, notons que le développement des circuits courts renforcé par l’usage du numérique permet, dans une certaine mesure, de développer des activités agricoles et d’agrotourisme dans des territoires divers, la question de la taille du marché et des conditions d’accès aux consommateurs se posant dans tous les cas.
Par ailleurs, notons que les derniers développements d’une agriculture hautement technologique s’effectuent dans des milieux maîtrisés (aquaponie, hydroponie…) et dans des milieux urbains. Ainsi des start-up comme Agricool qui produit et commercialise des petits fruits cultivés dans des containers, en milieux contrôlés et urbains, rencontrent un vif succès (en terme de levée de fonds et de commercialisation). Dans cette lignée, des travaux prospectifs menés, par exemple, par le National Farmers Union en Grande Bretagne place le développement des fermes urbaines et verticales comme un moyen de produire plus en mobilisant moins d’espace et de ressources (NFU (2019) : Farming in 2040). Il est intéressant de noter que ce travail prospectif fait une large place au développement des technologies dans le modèle agricole britannique au moment où ce pays quitte l’Union européenne et la PAC.
Il est probable que, à moyen terme, le développement de l’agriculture se situe dans un chemin intermédiaire où les technologies pérennes seront celles qui accompagneront les mutations structurelles de l’agriculture et de l’alimentation : des technologies au service d’agricultures productives et durables aux sens économique, social et environnemental. Au-delà, la grande diversité des technologies mobilisables renforcera aussi probablement la diversité des modèles agricoles dans des marchés de l’agriculture et de l’alimentation qui tendent à se segmenter.
Ce texte repose sur des analyses présentées dans l’ouvrage : Daniel, K, Courtade N., Coord (2019) « Les agriculteurs dans le mouvement de numérisation du monde : Enjeux économiques et sociologiques » Ed. Educagri, collection Références, 224 p.
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