Portrait expressionniste de la prospective

Ce n’est pas vraiment un grand témoin, plutôt un empêcheur de penser en rond. Ce n’est pas non plus un prospectiviste, mais un artiste qui fait du design fiction, démarche mêlant récit du futur, art et imaginaires. C’est pour toutes ces raisons que la Mission Agrobiosciences-Inra avait demandé à Max Mollon de faire part de ses étonnements à l’issue de la première journées des 24es Controverses européennes. Une relecture poil-à-gratter des expressions clés de la journée.

Max Mollon : Welid et moi-même avons créé le bureau « What if ? ». Notre spécialité ? Identifier les points clivants d’une controverse. À la prospective, nous préférons le design fiction lequel consiste à imaginer des histoires à partir d’objets importés du futur et d’en débattre afin d’identifier les angles morts. Avant de vous livrer le fruit de mes réflexions, permettez-moi ce préambule : un prospectiviste a un jour déclaré s’intéresser à toutes les personnes imaginant un futur dissemblable au présent prolongé. Cela suppose, me semble-t-il, d’entendre les voix discordantes, de désarticuler nos propres idées, d’explorer les endroits qui nous sont étrangers, bref d’aller “là où ça coince”. C’est ce que je vais tenter de faire au fil de cette intervention, en vous proposant de questionner quelques expressions entendues aujourd’hui.

Première d’entre elles : « la prospective est neutre ou s’efforce de l’être ». Personnellement, je n’y crois pas. Dans nos sociétés occidentales, nous avons la même représentation de l’espace-temps, à savoir celle d’un axe linéaire. Parce que nous avons cette même conception des choses, nous avons le sentiment que la prospective est neutre. Mais essayez donc d’en parler avec une personne qui a une vision circulaire du temps, comme c’est le cas de certaines civilisations orientales. Elle vous répondra qu’elle ne sait pas ce qu’est le futur ! La prospective n’est pas neutre car elle s’inscrit dans une conception particulière de l’avenir. Bien plus, je pense que celle-ci est souvent – cela a d’ailleurs été dit – baignée d’idéologies et de valeurs. Mieux vaut dans ce cas prétendre à une multitude de prospectives politisées que viser une prospective « neutre ».

Mon deuxième élément de réflexion porte sur la méthode – « comment faire de la prospective ». Un terme a souvent survolé les débats : co-construire. Appliquée à la prospective, cette action suppose au préalable d’avoir déconstruit les récits dominants. Sans cela, impossible de se projeter dans des futurs autres que les futurs probables. Est-il possible d’un point de vue méthodologique, voire conceptuel, d’envisager une prospective des futurs impossibles ? Je laisse l’interrogation en suspens.

Troisième expression extraite de nos discussions, « la prospective se met au service de… ». Les échanges ont fait état de cette envie des citoyens de prendre part aux réflexions et de devenir praticiens de la prospective. La question sous-jacente à tout ce débat est la suivante : qui façonne la prospective ? Et quelle place accorde-t-on aux savoirs qui ne sont pas strictement théoriques mais résultent du fruit d’une expérience de terrain ? Cet aspect est particulièrement important en agriculture. La prospective se nourrit d’études et de statistiques, mais jamais de sorties sur le terrain ou d’observations en plein champ. Quelle place accorder dans ce cadre aux connaissances pratiques ? Encore une interrogation que je vous soumets.

Poser la question des personnes qui façonnent la prospective revient par ailleurs à se demander qui, dans ce monde, porte le récit de futurs dont on ignore même l’existence et quelles sont les données à disposition pour les envisager. Un exemple : il n’y a aucune étude statistique sur l’agriculture pratiquée par les migrants à Calais. Impossible dans ce cas de faire de la prospective qui intègre ces réalités puisque les données n’existent pas. De même, on peut remarquer que l’assemblée ici présente est très masculine ou que les agriculteurs y sont peu présents. L’entre-soi est une limite à la production de connaissances, en prospective comme ailleurs.

Polarisation et faux semblants

Ma quatrième remarque concerne la manière de faire de la prospective. J’ai noté de nombreuses polarisations dans les débats, gouvernants/gouvernés, décideurs/décidés, sachants/praticiens… Dans ce cadre, une prospective faite par les citoyens permettrait peut-être de trouver un entre-deux, de couper court à cette polarisation. Il y a enfin une autre polarisation héritée de la philosophie des Lumières : la division naturaliste qui pose d’un côté la nature et, de l’autre, le progrès technique. Elle repose sur l’idée que l’humanité subit la nature, et tente de s’en affranchir via la technique. Elle oppose de fait nature et technique. Je n’en suis pas convaincu. A l’heure des grands bouleversements climatiques, peut-être devrions-nous ré-interroger ce rapport. Ou comme l’a dit un participant – « a-t-on le choix ? ». Comprenez pouvons-nous vraiment outrepasser la nature ? Il nous semble, au sein de What if, que le changement climatique constitue le limon de tous les scénarios prospectifs, un élément qu’on ne peut pas évincer.

Cinquième expression récurrente dans les propos de notre journée, le fameux virage numérique, qui apparaît toujours comme LA solution technique. Plusieurs tendances. Tout d’abord, le gouvernement français a fait de vrais choix politiques comme celui, l’an dernier, de se positionner comme le leader européen du développement de l’éolien off shore en parsemant nos littoraux d’éoliennes. Ensuite, les assurances se préparent à la fin des aléas climatiques, en ce sens que ces situations météorologiques dites exceptionnelles vont devenir redondantes et non plus aléatoires. Tel est déjà le cas du manque de neige dans les stations de ski, risque qui n’est plus couvert. La proposition des assureurs ? Parsemer les champs de capteurs pour faire de l’assurance « paramétrique », c’est à dire personnalisée, variable et dictée par le recueil de données. Il y a cependant un élément rarement évoqué lorsque l’on parle de toutes les technologies consubstantielles au numérique, c’est le cas des matériaux nécessaires à la réalisation de tous ces appareils. Poser l’hypothèse de la révolution numérique ou ne l’envisager que sous l’angle d’une solution à tous nos problèmes, sans prendre en compte la question des ressources en métaux rares, nécessaires à la fabrication des téléphones, capteurs, etc., celle des pollutions que leur extraction engendre ou encore les conditions de travail des mineurs, présente un biais. Peut-être qu’intégrer le cas des matières premières nous conduirait à envisager un scénario conduisant à l’arrêt du numérique ou au développement d’un autre numérique. D’autres que moi le disent : nous vivons dans une fiction généralisée, celle d’un modèle de développement qui repose sur l’idée d’une croissance illimitée alors que notre monde a des ressources limitées. Cela ne doit-il pas nous encourager à donner un coup d’arrêt à certaines choses ? La question mérite d’être posée.

J’aimerais enfin revenir sur ce qu’ont dit les prospectivistes à savoir que faire de la prospective, c’est se baser sur des valeurs. Il y a aujourd’hui des acteurs très puissants qui façonnent notre avenir : les GAFAM et les BATX[1]. Leur essor pose une foule de questions, y compris celle des modes de consommation et de notre capacité, en tant que consommateur, à favoriser ou pas l’essor de tels modèles économiques.

Pour conclure, je dirais que tout ceci doit nous amener à créer des espaces de débat sur notre futur qui soient des espaces de mixité en terme d’expertise : mixité des savoirs, des publics, et des formes de connaissance.


En savoir plus sur le Design Fiction et la démarche de “What if ?”

[1] Acronymes respectifs des géants du Web américain « Google Apple Facebook Amazon et Microsoft » et chinois « Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi ».

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