« Les prospectives ont un rôle ambivalent »

Si l’on discute souvent de la robustesse d’un scénario prospectif, de ce qu’il sous-tend, il est plus rare de s’interroger sur les méthodes qu’il utilise ou encore sur ce qu’il produit. Deux aspects de la démarche prospective qu’a étudiés Sarah Lumbroso, du bureau d’études AScA. Dans cette conférence donnée en introduction des 24es Controverses européennes, elle montre que celle-ci est loin d’être neutre. Une réflexion sur la construction des cadres de pensée et des visions du futur.

Mission Agrobiosciences-Inra : Avant toute chose, que vous inspire les témoignages fictifs du Cercle des jeunes ?

Sarah Lumbroso : J’ai trouvé ces interviews très riches. Le cercle des jeunes a réussi en quelques mots à aborder un ensemble de questions assez fondamentales pour l’avenir de l’agriculture. Certaines d’entre elles, comme le changement climatique, sont bien prises en compte dans les exercices de prospective ; d’autres constituent un point aveugle, particulièrement le profil ou la formation des agriculteurs à l’horizon 2100.

Ces interviews viennent également interroger ce constat d’un déficit d’avenir. Comme en contre-pied de ce dernier, le Cercle esquisse ces trajectoires toutes très différentes. D’où cette question : pourquoi a-t-on ce sentiment que l’avenir est bouché ? Comme l’a très bien expliqué Marc Gauchée, il y a, depuis les années 70 et le choc pétrolier, une prise de conscience des fortes incertitudes qui pèsent sur notre avenir alors qu’auparavant, pendant les Trente Glorieuses, nous avions l’impression que celui-ci était tout tracé. Le contexte récent du changement climatique ne fait qu’accentuer le phénomène.

Pour autant, je ne crois pas à cette « panne » des visions d’avenir. De mon point de vue, la panne se situe plutôt du côté des idéologies qui portaient ces visions. De manière très caricaturale, deux piliers fondaient jusqu’à présent nos visions de l’avenir : le principe d’une croissance économique perpétuelle et la foi dans le progrès technologique comme solution à nos problèmes. Or ces deux idéologies sont aujourd’hui de plus en plus critiquées, nous obligeant à penser l’avenir avec des fondements nouveaux. A ce propos, j’ai été marquée par une phrase de la philosophe Isabelle Stengers. Elle explique que « face aux catastrophes environnementales causées par notre modèle de développement, nous allons devoir apprendre à construire sur des ruines ». Construire sur des ruines suppose de nouveaux imaginaires. Or ces derniers ont encore du mal à surgir, créant cette impression de panne.

Venons-en à présent plus spécifiquement aux questions agricoles. De manière très schématique, plusieurs récits cohabitent. Parmi eux, certains se veulent en rupture avec les idéologies et les modèles dominants, à savoir le productivisme et le modèle agroindustriel. Ces récits s’appuient par exemple sur le principe « d’intensification durable » [1]. S’agit-il pour autant véritablement d’une rupture idéologique avec le modèle productiviste ? D’une certaine manière, même si l’on s’appuie sur une intensification des processus écologiques, le principe repose toujours sur l’idée d’un accroissement de la production. Contrairement aux apparences, nous sommes donc face à des récits qui s’inscrivent dans la continuité des visions d’avenir qui prévalent. Cela a plusieurs conséquences. D’une part, ces récits vont nous apparaître plus logiques ou crédibles, car plus vraisemblables au regard des idéologies actuelles. D’autre part, ils sont généralement portés par des acteurs qui disposent des ressources nécessaires pour les diffuser. Tout cela concourt à la création d’un cadrage dominant… et rend de fait difficilement audibles les récits qui ne s’inscrivent pas dans cette tendance. Par exemple ceux qui envisagent d’abandonner le principe d’accroissement des rendements ou qui appréhendent les questions de sécurité alimentaire non plus sous l’angle de l’approvisionnement (l’offre) mais des besoins (la demande). On constate ainsi un différentiel de puissance dans les différentes visions du futur qui existent : certaines s’imposent plus que d’autres.

Dans ce cadre, quel rôle peuvent exercer les prospectives ?

Sarah Lumbroso : Les prospectives ont un rôle quelque peu ambivalent. De prime abord, on pourrait penser que ces démarches vont nous permettre d’ouvrir le champ des possibles pour mieux envisager l’avenir. Mais c’est oublier qu’il y a, derrière chaque exercice de prospective, un contexte stratégique et des intérêts à défendre. Dans les faits, bien des exercices prospectifs participent à la construction de cadrages dominants. En agriculture par exemple, il y a un cadre récurrent, véritable point de départ des réflexions : « il faut produire plus pour nourrir le monde ». Cet impératif d’augmentation de la production est repris dans de nombreux exercices de prospective sans jamais être véritablement questionné. Personne n’envisage la question – « faut-il produire plus » ? On part du principe qu’il faut accroître la production, pour des raisons de sécurité alimentaire mais aussi de compétitivité économique. Bien évidemment, je dresse là un tableau très schématique du contexte. Il existe tout de même des exercices de prospective qui posent d’autres questions et tentent de sortir des cadres de pensée dominants, même s’ils peinent à exister dans les débats.

Je l’ai dit, les prospectives ont un rôle ambivalent. Elles peuvent également aider, a contrario, à porter de nouvelles visions. En s’inscrivant dans le long terme, les démarches de prospective permettent de pousser les logiques de certains raisonnements jusqu’au bout et d’expliciter ainsi les conséquences de certains discours sur l’avenir, passées sous silence… Comment les modèles de production reposant sur les engrais de synthèse fonctionneront-ils dans 50 ans si les ressources qui fournissent le phosphore, non renouvelables, sont épuisées ? Le choix des variables à inclure dans une prospective détermine l’image du futur que l’on va donner. Un exemple : la majorité des exercices ne mentionne pas la souffrance des agriculteurs et le fort taux de suicide de la profession. Construire un scénario qui poursuit les tendances, sans prendre en compte ce problème, passe sous silence une conséquence majeure de l’organisation actuelle des systèmes agricoles et élude la question de ses effets à long terme. Alors qu’intégrer cet enjeu dans la construction de scénarios de transition, en s’interrogeant sur des leviers qui permettraient de sortir de cette situation, peut contribuer à construire de nouvelles visions des systèmes agricoles.

Un autre atout des prospectives est justement d’identifier des objectifs ou des critères de performance différents de ceux communément admis aujourd’hui. Par exemple, non plus seulement l’accroissement du rendement ou la compétitivité économique, critères bien identifiés, mais les modes de consommation, les prix agricoles, l’impact sur la santé, l’attachement à un paysage… Par exemple, envisager un scénario de généralisation du revenu universel change totalement la façon de considérer les objectifs de création d’emplois. C’est la force de la prospective que de permettre cette construction de nouveaux référentiels, même s’il est vrai que, parfois, lorsque l’on se détache des objectifs communément admis, les scénarios qui émergent peuvent sembler peu désirables.

Il y a donc un véritable défi méthodologique à relever pour réussir à construire des visions du monde cohérentes autour de nouveaux objectifs et critères de performance. Cela m’amène à mon dernier point. Dans les faits, l’articulation des différents facteurs n’est pas toujours facile. Nous travaillons actuellement sur un scénario de prospective qui concerne la transition agroécologique à l’échelle européenne. Je peux vous dire qu’envisager à la fois les dimensions économiques, sociales et alimentaires s’avère très difficile.

Pour conclure, je pense que le projet auquel peut s’atteler la prospective consiste non seulement à produire des représentations contrastées du futur mais, surtout, à les mettre en discussion, afin de contribuer à l’organisation d’un débat transparent sur l’avenir. Cela sera sans doute insuffisant pour taire cette impression d’un déficit d’avenir. Mais cela permettra de l’estomper.

[1] Tel que défini par la FAO, c’est-à-dire par une utilisation et une gestion plus efficaces des ressources naturelles. http://www.fao.org/policy-support/policy-themes/sustainable-intensification-agriculture/fr/

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