La prospective en panne d’histoire ?

Par Egizio Valceschini[1], directeur de recherche Inra, président du Comité d’histoire de l’Inra et du Cirad.

Les prospectives, qu’elles soient nationales, européennes ou internationales, se sont multipliées au cours des quinze dernières années. Pourtant, aujourd’hui plus que jamais, il est particulièrement difficile de se projeter dans l’avenir, tant celui-ci nous apparaît criblé d’incertitudes. C’est pourtant l’ambition première de la prospective, clairement posée par Gaston Berger[2] en 1957 : « Dans un univers en accélération, comme le nôtre, il faut faire face constamment à des situations originales. Les solutions envisagées ne doivent plus seulement tenir compte des circonstances antérieures, ni même des conditions actuelles, mais de celles, toutes différentes, qui existeront au moment où se développera l’action que nous préparons[3] » Alors, est-il encore pertinent et utile de se livrer à des exercices prospectifs ?

Années 1960 : « composer le probable et le souhaitable »

C’est après 1945, mûrie dans le complexe militaro-industriel de la Seconde Guerre mondiale puis de la guerre froide, que la prospective s’est affirmée véritablement comme une méthodologie de type scientifique. Comme le souligne en 1967 Daniel Bell, président de la Commission de l’An 2000 de l’American Academy of Arts and Science, cet intérêt porté à l’avenir est une nouveauté, qu’il explique par le fait que « chaque société est aujourd’hui tenue de faire croître l’économie, d’élever le niveau de vie de ses membres et par conséquent de planifier, d’orienter et de contrôler le changement social[4]. » Cette préoccupation de programmer l’avenir est alors omniprésente dans tous les États. « Dans les cinq dernières années, poursuit Daniel Bell, il y a eu un véritable raz de marée d’ouvrages sur l’avenir. Et, ce qui est plus important encore, une demi-douzaine d’institutions ont été créées pour s’occuper avec conscience et sérieux des problèmes posés par l’avenir[5]»

La prospective va de pair avec le projet de maîtriser les aléas d’un monde incertain par des actions dans et sur le présent. La prospective [6] à l’horizon de 1985 que commande le Premier ministre Georges Pompidou en 1962 répond à cette ambition en s’inscrivant dans le processus de planification. Elle est réalisée en amont du 5e plan (1966-1970). C’est d’ailleurs Pierre Massé, commissaire général du Plan, qui signe l’avant-propos du document final. Soulignant que les figures de l’avenir dessinées par la prospective « sont un composé de probable et de souhaitable [7] », il affirme que « la prospective et la planification ont été, et continueront sans doute à aller à la rencontre l’une de l’autre ».

Dans une période de croissance et de foi dans le progrès, davantage qu’une méthode pour penser le futur, la prospective est une représentation du monde souhaité et un exercice pour déterminer les actions dans le présent.

Années 1970 : « Maîtriser le vraisemblable et gérer l’imprévisible »

Au début des années 1970, la prospective du Club de Rome souligne les contradictions majeures entre croissance économique et préservation des ressources. Prospective et planification divorcent, et chacune est marginalisée. La planification tombe en désuétude et ne survit pas à la libéralisation économique des années 1980.

De son côté, la prospective semble devenir un exercice impossible, lestée par la montée des incertitudes économiques, la gestion dans l’urgence ou les interrogations sur le progrès. Elle s’engage alors dans une voie qui prend à son compte les problèmes posés par la globalisation. L’interdépendance planétaire, tissée de l’essor des technologies, de la mondialisation de l’économie, des inquiétudes liées aux approvisionnements en ressources de base et des atteintes à l’environnement, fait le lit du développement des modèles mondiaux dans la décennie 1970. Ainsi en est-il du projet « Interfuturs » de l’OCDE en 1976, Face aux futurs. Pour une maîtrise du vraisemblable et une gestion de l’imprévisible. Les auteurs insistent sur le défi de l’interdépendance croissante à l’échelle mondiale qui « multiplie les risques de conflits entre les sociétés nationales tout en augmentant les avantages possibles de la coopération ».

Années 1980 et 2000 : guider l’innovation et prévenir la catastrophe

En France, au ministère de la Recherche et de l’Espace, Thierry Gaudin lance en 1988 une prospective[8] qui rompt totalement avec la prévision en « osant » porter à un siècle l’horizon exploré. Son objectif est de dresser un état prospectif de l’évolution de la planète à l’horizon 2100 mais, cette fois-ci, avec l’idée de tracer des voies d’innovation et de rupture pour fonder le système technique du XXIe siècle.

Cette rénovation de la prospective ne l’empêche pourtant pas, dans les années 1980 et 1990, de perdre de son pouvoir d’influence auprès des décideurs publics. Cette tendance s’inversera dans les années 2000, au moment où les enjeux globaux, de sécurité alimentaire ou ceux liés au changement climatique par exemple, rendent nécessaires de considérer certains phénomènes dans le cadre d’une coopération internationale ou certaines actions sur le long terme, comme la transition énergétique. La prospective joue alors un rôle de vigie, identifiant les menaces, avertissant des dangers, sonnant le temps de la catastrophe. Elle demeure un puissant instrument de réflexion et de diagnostic, mais porteuse de trop de mauvaises nouvelles, elle perd en capacité prescriptrice, car « la catastrophe n’est pas crédible, tel est l’obstacle majeur. La peur de la catastrophe n’a aucune force dissuasive », explique Jean-Pierre Dupuy[9].

Aujourd’hui : la « tyrannie de l’instant » 

La prospective prend au sérieux le fait que les acteurs économiques, et plus globalement tous les acteurs sociaux, ont, selon les termes de Herbert Simon[10], « une rationalité limitée » dont les limites, justement, sont repoussées au fur et à mesure du déroulement de l’action. Mais la prospective peut-elle encore être à la hauteur de cette ambition dans le monde d’aujourd’hui ? N’est-elle pas lestée par la priorité donnée aux stratégies d’adaptation privilégiant la réactivité et la flexibilité, au point de n’agir que dans le présent, le court terme ? C’est la thèse que soutient le PDG de la RATP, Jean-Paul Bailly, dès 1998 dans le rapport « Prospective, débat, décision publique » publié dans l’ouvrage Demain est déjà là. « Étant donné la croissance en incertitude et complexité, peut-être faut-il mettre en place les moyens d’une prospective du présent, de la réactivité… [La prospective] ne consiste plus à décréter l’avenir. Elle a pour mission d’enrichir la vision de l’ensemble des acteurs [11]. […] Aujourd’hui il faut aussi porter l’accent sur une prospective du présent, “non plus un phare, mais l’identification et l’expérimentation de nouvelles configurations” (Armand Braun) [12]. » Voici donc la prospective confrontée au court-termisme, que l’historien François Hartog préfère appeler le « présentisme » : « Le présent seul : celui de la tyrannie de l’instant et du piétinement d’un présent perpétuel[13]. »

(Cet article a initialement été publié dans la revue Sesame de la Mission Agrobiosciences-Inra, en mai 2018)
Tout savoir sur les 24es Controverses européennes à Bergerac (10-12 juillet 2018)
L’appel à contributions ouvert jusqu’au 30 juin 2018

  1. Coauteur avec Pierre Cornu et Odile Maeght-Bournay de Entre science et politique. Histoire de l’Inra, éditions Quae, 2018, 464 p.
  2. Philosophe, haut fonctionnaire, fondateur, en 1957, de la revue Prospective, considéré comme le « père » de la prospective en France.

3. Gaston Berger, « L’homme et ses problèmes dans le monde de demain, essai d’anthropologie prospective », dans Les Études philosophiques, nouvelle série, 11e année, 1, 1956, p. 150-151 (communication faite en novembre 1955).

  1. Daniel Bell, introduction à L’an 2000. Un canevas de spéculations pour les 32 prochaines années, H.Kahn et J.Wiener, éditions Robert Laffont, 1968, 519 p.
  2. Ibid., p. 31.
  3. Réflexions pour 1985, La Documentation française, 1964.
  4. Pierre Massé, avant-propos à Réflexions pour 1985, La Documentation française, 1964, 155 p., p. 5.
  5. Thierry Gaudin (dir.), 2100. Récit du prochain siècle, éditions Payot, 1990.
  6. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Seuil, Points, 2002, 216 p., p. 142 à 144 (édition de 2004).
  7. Économiste et sociologue dont les travaux sur la décision et la rationalité lui valurent le prix Nobel d’économie en 1978.
  8. Jean-Pierre Bailly, Demain est déjà là, éditions de l’Aube, 1999, 167 p., p. 3 et 84.
  9. Ibid., p. 149.
  10. François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, éditions du Seuil, collection Points, 2012 (2e édition), 322 p., p. 13.