Quelques « ruptures » pour ré-inventer l’avenir :
Par Rémi Mer, consultant, auteur de l’essai « Le paradoxe paysan », (L’Harmattan, 1999).
Pour préparer l’avenir, il faudrait au préalable tirer les leçons du passé, et surtout s’appuyer sur les facteurs de changement déjà présents pour envisager les ruptures. Certaines sont déjà présentes dans la diversité des « modèles » ou des « logiques de développement ». Les exemples d’expérimentation technique et d’innovation sociale sont légion (cf les « signaux faibles »), mais ils n’ont pas toujours eu les effets d’entraînement attendus.
Miser sur le collectif et la solidarité :
Chacun peut imaginer tirer les marrons du feu, trouver sa niche ou se développer en reprenant la ferme du voisin. Mais l’avenir sera d’abord collectif et solidaire, si l’on ne veut pas éviter les pertes en chemin, par déficit de compétitivité, par isolement social ou par défaitisme et parfois pour ces trois raisons cumulées. Le nombre croissant de situations difficiles, de départs précipités, voire le spectre des suicides, doit nous inciter à maintenir autant que possible les réseaux de solidarité, les groupes de soutien, les dispositifs d’accompagnement. Quand la compétitivité et la concurrence s’imposent comme des impératifs économiques sans contrepartie, la solidarité n’a rien d’évident ; c’est presque devenu un combat d’arrière-garde…
Agriculture et alimentation, des enjeux de société :
Les questions agricoles et alimentaires ne peuvent pas être l’apanage de la profession agricole. A l’inverse, ces questions souvent sensibles ne doivent pas se penser en dehors des agriculteurs, directement concernés. Cela commence dans l’assiette, le caddy ou le panier… Les produits agricoles ne prendront de la valeur que si celle-ci est perceptible en « bout de chaîne » ou au point de départ de la prise de conscience des citoyens-consommateurs. C’est là que prend sens (ou non) le métier d’agriculteur, ses contraintes et ses spécificités… Redonner du sens à l’alimentation, à sa dimension sociale permettra de renforcer en amont la fierté du travail bien fait et susciter la reconnaissance sociale qui aujourd’hui fait tant défaut. Cela suppose de rendre ce « travail » a minima visible et non de le diluer dans des produits agroalimentaires transformés et une (grande) distribution anonyme.
Rompre avec le corporatisme :
L’agriculture ne peut se résoudre à une vision « corporatiste », avec ses domaines réservés. Cela n’autorise pas pour autant le droit d’ingérence dans le quotidien des pratiques. De l’entre soi pour chercher à tout contrôler et l’ouverture à un changement imposé, il y a place pour une confrontation raisonnable et un nouveau contrat de confiance multipartite, basé sur une transparence assumée, une éthique de la responsabilité… et une meilleure fluidité entre les acteurs de la filière, consommateurs compris. Si la vente directe répond en partie à ces exigences, elle n’est pas exclusive ; d’autres signes de qualité, témoins du lien au territoire, sont également des gages de confiance pour le consommateur et assurent un retour de valeur ajoutée au producteur.
Sortir de nos frontières, s’ouvrir au monde :
La question agricole est si prégnante en France que la tentation reste forte de se soustraire des règles du marché, largement européen, pour solliciter la « puissance » publique (en cas de crise) et de pourfendre la PAC. Si la France peut revendiquer un leadership, elle s’honorerait d’abandonner son côté arrogant, voire autoritaire, de 1er de la classe à l’égard des autres pays agricoles de l’UE. Si l’on veut encore d’une Europe agricole, il faudra renforcer les coopérations et partenariats -techniques et économiques- avec nos pays voisins. Si certains problèmes méritent un traitement « local » (montagne, zones sensibles, qualité des eaux…), d’autres initiatives en matière de recherche, de développement, de qualité et de « références » environnementales mériteraient de plus fortes collaborations d’abord à l’échelle européenne.
De l’exclusion à l’adition : du « ou » au « et » :
La multiplicité des systèmes et les combinaisons à l’échelle d’une exploitation comme des territoires obligent à penser l’avenir plus en termes de complémentarité que de concurrence. Deux exemples : les producteurs en vente directe écoulent une partie de leur production dans les circuits traditionnels ; de même des producteurs en circuits longs imaginent pour une partie de leur production une valorisation en vente directe. Il en est de même des pratiques techniques ou de systèmes de culture ou d’élevage. La (bio)-diversité à venir va à l’encontre de la spécialisation en cours, car celle-ci a montré ses limites. L’analogie des écosystèmes devrait nous éclairer sur la perméabilité des frontières et des milieux, sur les barrières d’espèces et les limites des « champs ». Il en va de même des débats où chacun s’arque boute sur ses propres arguments sans prendre en compte la « vérité » de l’interlocuteur…
Sortir de l’impératif technique :
Si la technique reste un des ressorts du métier, elle ne peut être le pilier central d’une relation avec les consommateurs. Hier, la mécanique, la sélection génétique et la chimie, demain la robotique et les big data, la génomique et les biotechnologique, nous incitent à aller bien au-delà du seul gène ou de la molécule, vers lesquels la science (et le progrès technique) tentent de nous réduire. L’agro-écologie tient ici sa place à la fois comme pratique ou système de production, mais aussi comme question sociale. Ce qui supposera de la décloisonner, de la faire sortir de son pré carré, à la fois agricole, politique et français, car l’agro-écologie n’est ni l’affaire d’un ministre, ni d’un seul pays. Au contraire, les choix techniques doivent être mis en perspective pour répondre aux interrogations légitimes de nos concitoyens, par exemple en matière de pesticides ou de bien-être animal. Il s’agit là de choix difficiles sur le long terme, soucieux des biens communs de demain. Dans ce domaine, les sciences sociales doivent trouver pleinement leur place.
Et les « politiques » dans tout cela ?
L’agriculture reste et restera une question politique majeure en raison de son implantation dans les territoires (ruraux) de ses spécificités en matière d’alimentation, de santé et d’environnement, voire de culture et de patrimoine. Tout laisse à penser que la vision urbaine sera encore demain dominante ; c’est dire l’effort à faire de part et d’autre pour mieux se comprendre, dépasser les a priori, accepter la diversité des situations comme des analyses et adapter les politiques publiques en conséquence Rien ne serait pire que de conforter le sentiment d’abandon par les politiques, aujourd’hui largement répandu dans les campagnes… Ne serait-ce que pour éviter des politiques opportunistes ou clientélistes, voire pire.