Six témoignages en quête de sens

Ils sont élus, agriculteurs, membres d’associations et se sont constitués en Groupe de réflexion local, afin de contribuer à nourrir les sujets des Controverses. Leur apport : faire entendre les réalités de leurs territoires, de la Dordogne à la Corrèze, qui entrent en résonance avec le thème traité. Cette année, la question des nouveaux-venus en agriculture, les fameux « hors-cadre » ou Non Issus du Milieu Agricole (Nima), ont animé bon nombre de leurs échanges. Leurs témoignages.

« Avec eux j’ai appris que j’étais un Nima. »

Arnaud Bourgeois, ferme conservatoire du Domaine de la Valette

Je fais partie de cette catégorie des Nima. Qu’est-ce que cela signifie pour moi ? Cela veut dire qu’enfant j’allais en vacances d’été chez mes grands-parents en Normandie et je passais mon temps, à la grande inquiétude de mes parents, à regarder les animaux. Déjà à huit ans, je décidai que je voulais travailler à la ferme quand je serai grand. Comme on n’avait pas de terres, ni de biens de famille, on m’a convaincu qu’il valait mieux être vétérinaire et à l’époque, j’ai probablement bien fait de suivre ce conseil.  J’ai donc été vétérinaire mais j’avais toujours ce rêve en tête : être paysan, pouvoir élever mes animaux, vivre à la campagne. Peu à peu, c’est devenu une volonté, un acte militant. Il y a quatre ans, j’ai donc tout arrêté et je me suis installé à une quinzaine de kilomètres de Bergerac. C’est en rejoignant ce groupe de réflexion local, grâce aux controverses, et en rencontrant des gens avec beaucoup d’expérience, en âge et en années de travail, que j’ai compris que j’étais typiquement un Nima. Tous ensemble, nous nous sommes demandés ce qui permettait aux Nima de réussir ou au contraire quels étaient les grands échecs vécus par ces populations. 

C’est le sens des interventions qui vont suivre : les Nima sources d’innovation, de transmission, leurs apports à la communauté, le sens de leur projet. Et puis, nous adressons deux grandes questions à la table ronde et aux échanges avec le public : quelle est la viabilité dans le temps de ce type d’installations, d’une part ? S’ils représentent actuellement environ un tiers des installations, quel est leur poids dans l’agriculture de demain, d’autre part ?

« Un apport décisif. »

Jacques Chèvre, paysan retraité

Je me suis installé paysan à Razac d’Eymet (Dordogne) en 1975, à l’âge de 28 ans. Je n’étais pas issu du milieu agricole même si j’avais travaillé tous les étés dans des fermes pendant mes études et que je sortais d’un centre de gestion agricole.

Les agriculteurs de « souche » – plus ou moins ancienne, la souche ! – avaient souvent une image assez négative de ces nouveaux arrivants. Ils les imaginaient à l’époque moitié hippies, de toute façon ignorants des choses de l’agriculture, donc l’accueil n’était pas chaleureux. La plupart des chevriers étaient, comme moi, des Nima. C’est  pourtant avec eux que nous avons inventé  le fameux « Cabécou du Périgord » qui a permis le développement de la production caprine en Dordogne.

Dans ces années 1970/80, l’apport des Nima a en effet été important en matière d’innovation dans de nombreuses filières, telles que les canards gras, les ovins ou encore l’agritourisme … ils ont été ainsi des pionniers pour la vente directe et se sont montrés très inventifs dans l’organisation de la profession, par exemple pour initier le service de remplacement ou porter les Cuma locales.

Quand, avec mon collègue du GAEC, nous avons pris notre retraite en 2008, nous avons là encore transmis la ferme à un couple de jeunes eux-aussi Nima. Et ces derniers ont développé avec succès des activités nouvelles de transformation, embauchant deux salariés supplémentaires.

Aujourd’hui, une nouvelle génération d’actifs non issus du milieu cherche à s’installer en agriculture. Ils ont pour la plupart un projet de vie orienté vers l’échange, associant des projets culturels et tous sont guidés par une forte motivation environnementale.

Pour favoriser et accompagner leur installation dans le département, Terre de liens, la Maison des Paysans, Agrobio Périgord et Pays’en Graine qui gère les Espaces-Test agricoles ont créé une plateforme de compétences. Car bien que ces nouveaux venus soient encore trop souvent regardés comme n’étant pas de « vrais » agriculteurs, plutôt comme de futurs « bénéficiaires » du RSA (l’insulte suprême), nous sommes convaincus, avec d’autres, que leur apport sera décisif, comme il l’a été dans les années 1970, pour garder des campagnes vivantes et une agriculture nourricière dynamique.

Une précision : j’ai eu une vie professionnelle heureuse et je reste un retraité heureux.

Pas si conventionnel…

Jean-Paul Landat, agriculteur à la retraite.

Pour ma part, je suis issu du milieu agricole, mes parents étaient paysans. Je vais raconter la vie de cette ferme qui vient de vivre une transmission et c’est mon témoignage.

La ferme du domaine du Siorac a son histoire : une ferme familiale depuis deux cents ans. Belle image n’est-ce pas ? Issue de la réunion de trois exploitations de polyculture-élevage dans la première moitié du XXe siècle, sa superficie n’a pas significativement changé depuis cinquante ans. On n’a pas mangé les terres des autres. L’installation, au début des années 1980, des trois frères avec les parents en Gaec n’a rien d’extraordinaire, très conventionnel. D.J.A. (Dotation aux Jeunes Agriculteurs), plan de développement, irrigation, production de reproducteurs bovins viande, changement de destination des parcelles pour augmenter le vignoble, rénovation du chais, abandon de l’élevage, vente directe, démarrage du tourisme, etc. Finalement, peut-être pas si conventionnel que ça ! D’une génération à l’autre, le nombre de travailleurs permanents est passé de trois personnes à six. Et a permis d’atteindre le bon équilibre social, économique et environnemental. Objectif atteint !

La transmission à la génération future n’est pas un sujet tabou, mais elle se heurte à des incompatibilités de plusieurs ordres. Il y a bien eu des candidats potentiels pour remplacer les départs, mais malgré l’assurance d’un revenu correct et de conditions de travail correctes, la greffe n’a pas réussi. Pendant dix ans, la ferme a continué et nous avons failli perdre espoir. Mais le maintien de l’efficacité économique et sociale a permis d’attendre la vraie révélation. Un élément déclencheur, Muriel, la fille d’un des associés qui ne s’est jamais intéressée à la vie de la ferme, cadre dans une entreprise industrielle, décide de faire une reconversion professionnelle. Son projet : redonner un sens et une nouvelle vie au domaine du Siorac, avec un principe de base : capitaliser tous les savoir-faire, intégrer des femmes et des hommes nouveaux, avec des compétences hétérogènes, mais avec un point commun, une seule envie : partager le projet et le faire vivre en équipe.

 A ce jour, le domaine de Siorac est composé d’une équipe de trois femmes et de trois hommes, dont deux ne sont pas issus du milieu agricole, et trois qui n’étaient pas destinés à vivre cette expérience agricole. Vue de l’extérieur, l’image de l’exploitation familiale traditionnelle est réelle. Vue de l’intérieur, il n’en est rien ! Le mode de prise de décision, le choix des orientations, les aspirations à la mobilité de ses acteurs et la coresponsabilité, lui donnent des capacités d’adaptation certainement immenses et qui permettra d’aller vers l’avenir.

Une petite remarque destinée aux juristes et éventuellement aux gouvernants. Que manque-t-il pour effectivement concrétiser un statut juridique qui reconnaît et valorise l’engagement de chacun ? Et la reconnaissance dans le code rural ou la P.A.C., d’une exploitation faite de salariés?

Je suis heureux. Ils sont heureux. Merci.

« Pas d’animosité mais des inquiétudes »

Francis Cadalen, Cuma des éleveurs du Bergeracois.

Je voudrais témoigner de ce que j’ai vécu pendant trente-cinq ans, au sein de la Cuma (Coopérative d’utilisation de matériel agricole) des éleveurs du bergeracois qui a compté jusqu’à 200 adhérents à son apogée et qui est ouverte à tout agriculteur, issu du milieu ou pas. Les premiers Nima à adhérer étaient des éleveurs de vaches et de chèvres laitières – notamment pour le cabécou dont a parlé Jacques Chèvre. Au fil des ans, nous avons également vu arriver des éleveurs de chevaux proposant des activités liées au tourisme et, aujourd’hui, des maraîchers qui s’installent en bio, pratiquent la vente directe et qui sont très indépendants parce qu’ils ont un projet de vie à eux. Pour ces derniers, nous avons mis en place des Cuma spécifiques, car nos machines ne correspondaient pas à l’activité maraîchère.

Les anciens administrateurs de la fédération départementale des Cuma (Dordogne) dont je suis, se sont portés volontaires pour parrainer ces nouveaux-venus qui, certes, ont souvent bien réfléchi à leur projet – l’agriculture bio et la vente directe – mais pas toujours sur le travail de base de l’agriculture. Comment se servir des machines, par exemple. Et puis, se sont joints à nous des viticulteurs de diverses nationalités, belge, anglaise, libanaise. J’ajoute qu’au fil du temps, plusieurs Nima se sont investis dans le conseil d’administration de notre Cuma.

De toute cette période, je peux dire que je n’ai jamais remarqué d’animosité entre les agriculteurs dits traditionnels et les autres. Plutôt de la curiosité, avec parfois évidemment un demi sourire, mais aussi de l’inquiétude pour des raisons évidentes : car un adhérent défaillant financièrement ou moralement impacte toute la Cuma. C’est l’ensemble du groupe qui doit assumer les engagements de cette même structure. En conclusion, les points forts des Cuma ce sont : l’esprit du partage, les idées, le respect des individus et des règles. C’est pourquoi les Nima, avec une vision différente de l’agriculture traditionnelle, sont un plus pour l’ouverture des Cuma.

« Des vies complètes »

Hervé Delage, maire de Monsaguel (24) 

Il me revient de témoigner sur la rencontre entre les élus de nos territoires et ces fameux Nima.

Je suis parti du principe que ces nouveaux venus étaient l’expression d’un phénomène que décrivait  l’économiste Jean Fourastié : nous vivons le début de la civilisation des vies complètes.  Le sociologue Jean Viard ajoute que ce sont  là des parcours aventureux, faits de ruptures, rencontres, échecs et découvertes. Cela correspond bien à ces gens, qui sont pour certains issus de métropoles et pour lesquels il s’est agi un jour de prendre leur destin en main, en tout cas c’est ce qu’ils me disent. Une quête de sens qui les amène à aller vers l’agriculture.

Il se trouve qu’en parallèle, les pouvoirs publics s’intéressent de plus en plus aux façons d’aménager le territoire au travers des Schémas régionaux d’aménagement de développement durable et d’égalité des territoires, des Schémas de Cohérence Territoriale au niveau plus local, et des Plans locaux d’urbanisme intercommunal. Cela conduit les élus à réfléchir à la façon dont l’agriculture et ces agriculteurs de demain seront accueillis, comment leur laisser la place de s’installer, amener leurs nouvelles pratiques et leur regard.

De façon plus locale, nous avons la chance sur Bergerac d’avoir un Projet alimentaire de territoire, qui constitue un carrefour d’idées, celles que portent les élus locaux et celles de Nima, lesquels sont très actifs au sein des groupes de travail. On les retrouve également sur les plateformes locales d’approvisionnement. Leur apport pour le territoire ne se limite pas à ça, car ils font en sorte que la valeur ajoutée reste ancrée ici. Et puis, c’est aussi un enrichissement incontestable en termes culturels comme l’ont évoqué mes collègues.

Bien sûr, il arrive aussi que certains Nima changent de projet en cours de route. Pour autant, ils ne repartent pas forcément sur des territoires urbains. Ils restent, certains avec leurs enfants, ce qui nous aident à maintenir ouvertes nos écoles, là où nous avions l’habitude, jusqu’à il y a peu, de connaître un solde migratoire positif essentiellement lié à l’arrivée des retraités.

Question de sens

Didier Bertholy, Chef de projet Culture et Agriculture, Tulle Agglo

Avec l’arrivée de néo-agriculteurs (néo-paysans ?) dans un monde agricole qui a son système de valeurs et ses codes bien établis, le fond du sujet qui nous préoccupe relève moins des « hors-cadre », sorte de catégorie juridico-administrative, que des Nima, les « hors-cadre » n’étant pas obligatoirement des Nima, tandis que l’inverse est généralement vrai.

Nombre de ces porteurs de projets agricoles invoquent la recherche de sens, notion qui peut paraître floue et polysémique. On y lit certaines valeurs inscrites en filigrane qui interrogent le rapport au vivant : inclination « écologique », sobriété énergétique, pratiques visant à l’autonomie, solidarité, convivialité et même famille… Moi, ce qui m’intéresse, c’est de faire le rapprochement entre cette question du sens, comme axe central censé structurer un projet de vie, et le légendaire « bon sens » qui serait inné chez les paysans et dont on nous a si longtemps rebattu les oreilles, jusqu’à l’imposture publicitaire de la banque des agriculteurs.

 La quête de sens qu’invoquent nombre de « néo » vaut-elle moins que le fameux « bon sens », supposé s’accompagner de l’évidence du jugement ?

Le bon sens est la chose la mieux partagée, selon Descartes, puisque chacun juge qu’il en est muni d’une bonne dose, avait-il ajouté avec un brin de malice. Pour ces porteurs de projets « hors cadre », bon ou pas, le sens n’est pas un don du ciel et il doit permettre de prendre à contre-pied tout type d’évidence, l’évidence du jugement en premier lieu. Le sens est à construire, à cultiver, en même temps qu’il aide à construire ou rétablir certains équilibres essentiels pour une vie choisie et assumée au mieux. Ceux-là, au rebours de certaines impostures en « isme » – consumérisme, productivisme, carriérisme-, n’entendent-ils pas plutôt affirmer des valeurs par ce qu’ils construisent que créer de la valeur ajoutée par ce qu’ils produisent ?

Descartes, encore, et toujours à propos du bon sens : « Ceux qui ne marchent que fort lentement peuvent avancer beaucoup davantage, s’ils suivent toujours le droit chemin, que ne font ceux qui courent et qui s’en éloignent. »

Lire en complément de ces témoignages la table ronde sur les « hors cadres familiaux » avec
Paula Dolci, doctorante en géographie, et Agnès Papone et Bruno Macias, Nima.

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