Une contribution de Didier Bertholy, chef de projet agriculture au sein de Tulle agglo, communauté d’agglomération de Tulle.
« L’idée d’une activité qui permet de vivre tout en nourrissant les gens m’a plu. » Ces propos en disent déjà long sur l’esprit qui peut animer une personne qui « nourrit » le projet d’une installation agricole sans être elle-même issue du milieu agricole. Nicolas est marseillais et… docteur en neurosciences. « J’aimais le travail de recherche que je faisais mais je ne me voyais pas poursuivre des années durant devant un ordinateur. J’avais besoin de plus de concret et de sens dans ma vie. »
C’est au gré d’un périple d’une année dans la moitié sud de la France, pour se frotter à diverses expériences collectives à la campagne, que Nicolas, sa compagne Agnès et leurs deux enfants posent leurs valises et leurs meubles en Corrèze en 2017. Nicolas y fait la rencontre de Ludovic, maraîcher installé depuis plusieurs années, chez qui il affine ses connaissances et sa pratique du sol, des plantes et des cultures légumières. Dans le même temps, il crée en autoentrepreneur une activité ambulante de cuisine et contribue très activement à la constitution d’un réseau local d’agriculteurs et cuisiniers animés de la passion de « bien (se) nourrir ». Ensemble, ils expérimentent une cuisine paysanne et conviviale qui attire très vite de nombreux habitants autour de grandes tablées. C’est ainsi que naît « La dépaysante ».
Mais reste leur projet de s’installer durablement, avec un couple d’amis. Aussi, Nicolas et Agnès poursuivent leur recherche de foncier pour, à leur tour, s’adonner aux cultures et aux récoltes dans leur région d’élection.
Toujours plus nombreux, ces néo-paysans font exploser les cadres et les codes, et ébranlent les représentations véhiculées sur le monde agricole.
Du paysan besogneux…
Les néo-paysans installés ou en devenir, comme Nicolas, Ludovic et des milliers d’autres, échappent à toute taxinomie, à toute espèce de catégorie. Tout juste peut-on déduire de leurs dires et de leurs choix ce à quoi ils entendent tourner le dos : la pression et le rythme urbains, la consommation déraisonnable qui entraîne une exploitation exponentielle des ressources, le travail segmenté, soumis à des procédures de moins en moins comprises qui privent l’individu de toute autonomie, tous ces compromis faits en contrepartie d’un système assurantiel (salaire, chômage, couverture sociale, protections diverses). C’est ce modèle qui est remis en question 1.
Alors, faut-il se laisser prendre au piège de la définition, même en creux, de ces néo-paysans tandis que nous assistons à l’invention de nouvelles manières d’envisager les priorités de la vie ?
Prenons l’exemple du travail. Métier d’agriculteur et travail (à entendre dans son acception première de peine, souffrance) sont indissociables dans les représentations traditionnelles.
Le XIXe siècle ne manquait pas d’évocations romantiques en peinture et c’est, en premier lieu sous le pinceau de Millet ou de Courbet, autour des hommes et des femmes au champ, donc au travail, que se constitue la figure du petit peuple des campagnes qui se diffusera parmi la bourgeoisie citadine. Plus populaires, les cartes postales dont l’essor n’a pas cessé depuis le second Empire jusqu’aux années 1980, véhiculaient, le plus souvent sous un angle folkloriste, les scènes paysannes et rurales.
La littérature aussi regorge de descriptions de cette paysannerie laborieuse, même encore de nos jours, avec des auteurs, comme Marie-Hélène Lafon et Pierre Bergounioux qui ont en commun d’avoir épousé une double carrière d’enseignant et d’écrivain. Marie-Hélène Lafon, d’abord, originaire du Cantal, issue d’une famille paysanne de la vallée de la Santoire : les personnages de ses romans et nouvelles témoignent souvent avec un réalisme poignant de la fin d’une paysannerie travailleuse, discrète, taiseuse et quelque peu obscure, vivant en « clan d’enracinés » dans ce pays de volcans. Dans Miette, Pierre Bergounioux, auteur à l’écriture inclassable et profuse autant que raffinée, suggère l’ingratitude de ces terres corréziennes qui procuraient au paysan une pitance inversement proportionnelle à la sueur et au labeur qu’il fournissait. L’intuition lui était venu, pas encore adulte, d’un arrachement nécessaire à cette « région rurale indigente, lointaine et obstinément patoisante » qu’était cet espace marqué des bornes familiales autour de la sous-préfecture natale.
Le travail est tantôt élevé au rang des valeurs suprêmes chez les rhéteurs, tantôt vécu comme un boulet quotidien chez nombres d’agriculteurs – il est la cause première d’une désertion de la profession chez leurs enfants.
S’adressant à ses collègues un soir de mars 2019, à la Chambre d’agriculture de la Corrèze, un éleveur demande : « Est-ce que vous avez fait le calcul du nombre d’heures que vous avez travaillées dans une année ? Moi, je me suis amusé à le faire. J’ai fait 5600 heures par an, multipliées par 42 années. » Quelques jours après, un autre éleveur, en GAEC avec son frère, me confie : « On fait 180 vêlages et on a 150 truies comme naisseurs-engraisseurs. On bosse, on bosse, on bosse. Il nous faudrait un ouvrier mais, à ce rythme, les gars ne restent pas. » Ainsi, du moins en bassin d’élevage, ne serait pas un véritable agriculteur, celui qu’on ne verrait pas du matin au soir sur le tracteur, à refaire les clôtures ou à soigner les animaux, de préférence des bovins.
… À l’agriculteur performant
Pour les agriculteurs reconnus comme exemplaires, c’est vers la performance qu’est orienté le travail. Depuis son installation sur une petite ferme, Dominique s’est toujours qualifié de paysan. Il est à présent retraité. Il raconte : « L’hyperspécialisation de l’agriculture fait qu’on te demande d’être ultra compétent. Mais tu ne vois pas ce que tu perds. J’ai un couple d’amis en bio, des pointures extraordinaires. Lui est président d’une coopérative. Il vend des bovins dans tout le Sud-Ouest. Eh bien, ils ne font pas de jardin. Ils sont tellement pointus dans leur domaine qu’ils ne pensent pas à leur propre autonomie comme le ferait un paysan traditionnel. Ce qui est incroyable, c’est que pour leur troupeau, l’autonomie, c’est 200 %. Ils produisent quand même du soja bio (en moyenne Corrèze) ! Fut un temps, ils cherchaient un couple pour s’installer chez eux en maraîchage, avec pour seul loyer la fourniture d’un panier de légumes toutes les semaines. L’autonomie totale pour la ferme, mais l’autonomie pour le paysan, ils sont à la ramasse : pas de jardin, pas de temps à ramasser les châtaignes… Ce qui fait la vie d’un vrai paysan. Enfin, il n’y a pas de vrai paysan, mais à mes yeux à moi, c’est d’avoir une vie cohérente jusqu’au bout, du matin au soir. »
Certes, de plus en plus nombreux sont ceux qui s’interrogent individuellement et collectivement sur leur rapport au travail et les solutions à mettre en œuvre pour libérer plus de temps personnel.
À distance de ces représentations du paysan ou de l’agriculteur soumis au labeur permanent, il y a le travail paysan fantasmé par certains citadins. Dominique, qui élevait des chèvres angoras pour la fabrication de vêtements et d’articles en laine mohair, évoque un épisode qui l’a beaucoup amusé : « Mon expérience de vente de mes produits sur les marchés parisiens m’a donné à entendre des choses surprenantes du style : ʺVos chaussettes, vous les faites à la main ?ʺ On vend des milliers de paires de chaussettes. Quand pourrait-on les fabriquer ? Il faudrait une armée de mémés. Les gens n’ont plus la notion de ce que le travail fait main veut dire. Je réponds aux gens : ʺPour cette écharpe tricotée avec du mohair, aujourd’hui, le tricoteur, c’est un informaticien qui programme la machine. Pas la peine d’essayer de suivre l’aiguille, vous ne la voyez pas tellement ça va vite.ʺ Mes interlocuteurs sont stupéfaits. J’ai brisé leur rêve. Pour ne pas les laisser face à ce vide, j’ajoute que s’ils veulent du travail fait main intégralement, ils n’ont qu’à acheter du népalais, des produits fabriqués grâce au travail des enfants. »
Chez les néo-paysans semble se dessiner une conception du rapport à l’agriculture sous l’angle de l’activité, le travail ne pouvant rendre compte, à lui seul, de la réalité vécue. Cela ne signifie évidemment pas l’abolition du travail, loin s’en faut, et les maraîchers, qui constituent une part importante de ces personnes, en savent quelque chose. L’activité est productive et rémunératrice, mais pas seulement. Elle peut aussi être coopérative, associative, désintéressée et concerner de surcroît, c’est à dire surtout, la vie familiale. Ceci est à creuser.
S’éloigner du joug du travail par l’activité, c’est simultanément prendre des distances vis-à-vis des injonctions liées à l’argent et, concomitamment, s’affranchir de celles de consommer à tout prix. C’est donc un nouvel équilibre que chercheraient, pour eux et en phase avec une tendance perceptible dans nos sociétés occidentales, une part croissante de ces néo-paysans.
Les « hors cadre » : ni convoquer, ni révoquer le passé
On oppose trop facilement, dans les milieux professionnels et institutionnels, une conception « réaliste », où domine le marché, à une perception « idéaliste » supposée s’inspirer d’un passé lui-même idéalisé. Ceci arrange : ceci permet de gagner du temps sur les changements qui pourraient advenir et qui sont (toujours) à l’œuvre.
Une chose, frappante : l’agriculture d’aujourd’hui ne supporterait pas les vides, les pauses, les silences. Remplir son temps (surtout de travail), s’approprier ce qui devient libre (surtout la terre) et, en conséquence, s’équiper pour faire face (surtout en matériel toujours plus puissant, plus « performant »). Que cette agriculture-là interroge une partie des agriculteurs eux-mêmes, ceux qui se revendiquent paysans, rien de plus compréhensible.
Considérés parfois comme
hors champ parce qu’ils n’auraient pas les pieds sur terre selon les tenants de
la norme, des habitudes ou de ce qu’il reste de tradition, d’autres, qu’on
hésite peut-être à nommer agriculteurs, voire paysans, et qui ne se réclament
pas toujours tels, craignent plutôt un autre vide, celui du sens. Pas du sens
qui suit une direction (ce n’est qu’une résultante), mais du sens dans son
acception physique, donc sensible, et dans son acception symbolique, donc
signifiante.
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