Une contribution de Bertrand Valiorgue, professeur de stratégie et gouvernance des entreprises, Université Clermont Auvergne, et Thomas Roulet, maître de conférence en théorie des organisations, Université de Cambridge
Il ne se passe pas un mois en France sans que les médias témoignent d’une agression d’un agriculteur par un riverain ou des activistes. Cette montée de la conflictualité est le résultat d’une dynamique de stigmatisation qui semble être durablement installée. Certains agriculteurs sont mis au ban de la société et subissent des menaces et agressions qui mettent parfois en danger leur intégrité physique. Cette stigmatisation conduit à une polarisation sans précédent des rapports entretenus entre la profession agricole et certains membres de la société. Le dialogue est rompu, les tensions montent et il semble de plus en plus compliqué de mettre un terme à cette spirale dépréciative. Dans cette situation que pourrait faire la profession agricole pour mettre un terme à cette multiplication des conflits et retrouver une légitimité pleine et entière ? Deux axes de travail complémentaires pourraient être expérimentés.
- Rappeler la contribution de l’agriculture au bien commun. L’agriculture occupe une place essentielle dans le fonctionnement et l’épanouissement d’une société. C’est le travail des agriculteurs qui permet d’assurer la souveraineté alimentaire d’un pays et plus prosaïquement de garantir trois repas équilibrés par jour. Les fragilités agricoles des pays en voie de développement montrent combien cette activité est importante et conditionne tout le progrès social et économique d’une nation. Une partie de la société française semble avoir perdu de vue la contribution de l’agriculture à l’intérêt général. La profession agricole a elle aussi oublié qu’elle a entre ses mains un véritable bien public qu’il faut défendre, préserver et promouvoir. En effet, certains discours tendent parfois à minorer la contribution de l’agriculture au bien commun en la réduisant à une question de prix et de compétitivité. Il est bien évident que la réduction des coûts de production des matières premières agricoles constitue une contribution importante pour dégager du pouvoir d’achat. Mais, on a tort de réduire la contribution de l’agriculture à l’intérêt général à des effets uniquement économiques. L’agriculture contribue avant tout à la qualité de l’alimentation, c’est-à-dire à la santé des Français. Elle participe aussi au maintien de la biodiversité en soutenant les écosystèmes environnementaux et du vivant. Elle est aussi un facteur clé dans l’aménagement des paysages et des territoires. Le bilan carbone de l’agriculture est sans doute bien moins mauvais que ce que l’on dit parfois car de nombreuses cultures retiennent des volumes considérables de carbone. La liste est longue et il est certain que l’agriculture apporte sa contribution au bien commun dans des proportions qui dépassent très largement les enjeux économiques. Il semble à cet égard qu’une partie de la profession agricole se soit elle-même positionnée dans une situation inconfortable et caricaturale en développant une obsession de la compétitivité et des signaux prix. La course à la compétitivité est vouée à l’échec et le monde agricole doit rappeler les multiples actions qui le conduisent à participer directement et activement au bien commun.
- Engager un dialogue sincère et constructif autour des « problèmes pernicieux ». La profession agricole a parfois tendance à refuser les critiques qui lui sont adressées et à se décrire elle-même comme étant vertueuse et bénéfique. Elle a aussi eu tendance à appliquer avec beaucoup de ferveur le principe du « pour vivre heureux, vivons cachés ». Dans une société obsédée par la transparence et où l’information est accessible en temps réel, cette attitude qui vise à nier ou à fuir les oppositions n’est plus tenable. La profession doit affronter ses opposants et ne pas les renvoyer sans cesse dans la catégorie des ennemis et fossoyeurs de l’agriculture. Elle doit au contraire chercher à comprendre les attentes et valeurs exprimées par les acteurs qui développent des critiques. Il ne s’agit bien évidemment pas de valider béatement ces critiques ni de chercher à convaincre, mais bien de montrer qu’il ne peut y avoir de solutions simples et uniques. La plupart des situations qui sont pointées du doigt par les activistes entrent dans la catégorie des « problèmes pernicieux » ou wicked problems en anglais. Les problèmes et questions posés ne sont pas toujours clairement exprimés, les acteurs concernés et impactés n’ont pas les mêmes attentes et valeurs. Il n’existe pas de solutions uniques et définitives et ces solutions génèrent parfois de nouveaux problèmes tout aussi graves. L’observation dépassionnée montre assez facilement que la quasi-totalité des critiques adressées aux agriculteurs ne peuvent pas être traitées dans une logique séquentielle de définition, analyse et résolution. Ces critiques ont un caractère complexe et systémique et ne peuvent pas être traitées facilement et définitivement. L’enjeu d’un dialogue renouvelé entre la profession agricole et les activistes ne consiste pas à trouver des solutions à des problèmes a priori définis mais bien d’engager un travail qui va consister à mettre en place un processus de description de la problématique pour glisser progressivement vers une résolution qui entraînera d’autres actions et d’autres acteurs.
La dynamique de stigmatisation et la montée de la conflictualité dans les rapports agriculteurs-société doivent être prises au sérieux. Elles témoignent d’une transformation des attentes et des défis que la société française lance à ses agriculteurs. Il semble à cet égard indispensable que la profession agricole sorte de l’isolement et de la logique de confrontation pour enclencher une résolution collective et partagée des critiques que certains membres de la société lui adressent avec une virulence croissante. C’est en partagent les critiques et en socialisant les problèmes qui lui sont adressées que la profession agricole parviendra à enrayer la dynamique de stigmatisation.
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