En ouverture de la deuxième journée des 23es Controverses européennes de Marciac, nous avons demandé à deux personnalités, issus de disciplines et de cultures très différentes, Dominique Desjeux, anthropologue, et Karfa Diallo, acteur sénagalais du développement du bio en circuit court en Afrique de l’Ouest, de nous livrer leurs étonnements à l’écoute de la première journée de débats.
Première réaction, celle de Dominique Desjeux, professeur émérite à la Sorbonne, consultant international pour des enquêtes quantitatives sur la consommation (Chine, Brésil, Afrique du Nord), dont le ^principal étonnement concerne le lien entre décisions et risques : peut-on tout prévoir ?
Ayant écouté attentivement les exposés et débats d’hier, mon étonnement concerne le lien entre décisions et risques. Peut-on tout prévoir ?
La nécessité du hasard : un paradoxe angoissant pour les êtres humains.
C’est une question ancienne qui pose la question du sens du malheur. Dans nos sociétés modernes, quand il y a une catastrophe, naturelle ou non, il est déclaré bien souvent qu’elle était prévisible et donc qu’il y a des coupables. Désigner des coupables, les hommes politiques notamment, c’est donner du sens à un événement qui bien souvent paraît absurde parce qu’il est imprévisible et donc inexplicable. Dans les enquêtes que j’ai pu mener sur les croyances, à partir des pratiques de jeux de hasard tout particulièrement, j’ai découvert que les êtres humains avaient beaucoup de mal à accepter le hasard. La plupart du temps ils se construisent un système d’explication qui élimine le hasard au profit d’une croyance par rapport aux séries notamment. Quand le même chiffre sort deux ou trois fois « ce n’est plus du hasard ». La croyance aux séries relève de cette capacité humaine à construire un ordre, à donner du sens à ce qui relève du hasard.
C’est pourquoi la plupart des sociétés ont inventé des termes pour dire qu’il existait des forces qui nous gouvernaient, Dieu, le fatum, le mektoub, le shi 势en chinois, c’est-à-dire le cours des choses, etc. cette explication déterministe du monde permet aux êtres humains de supprimer le hasard dont l’existence est angoissante.
Apprendre à gérer l’imprévisible pour minimiser les coûts négatifs du changement
Appliqué à la décision, tout cela veut dire qu’il n’est pas possible de tout prévoir sauf à se laisser prendre dans l’illusion rétrospective. Celle-ci consiste à remonter l’itinéraire de la décision en partant du moment de la catastrophe jusqu’aux décideurs qui auraient été à la source de l’événement, comme si le décideur savait comment choisir entre toutes les options qui se présentaient à lui, ou encore comme si le décideur était capable d’arbitrer entre toutes les informations positives ou négatives qu’il reçoit avant de prendre une décision. Le paradoxe de la décision et que quand on regarde devant soi le processus qu’elle va suivre et les résultats qu’elle va donner sont imprévisibles mais que quand on regarde à partir de l’événement, derrière soi on voit bien qu’elle n’a pas suivi n’importe quel chemin. Toute décision conduit à des effets inattendus qui ne sont pas forcément des effets négatifs. Une des conclusions les plus inattendus de mes enquêtes sur la décision en situations collectives et que l’important n’est pas de chercher à prendre une bonne décision mais serait de chercher à accompagner la décision pour corriger au fur et à mesure les effets négatifs de cette décision, au moins pour les effets négatifs qui sont corrigés table.
On ne peut pas tout prévoir. Chaque décision, chaque innovation conduit à ce que des acteurs gagnent ou perdent au changement. L’objectif est de minimiser les pertes, ce qui ne peut se faire qu’après la décision prise. Plutôt que de chercher à tout contrôler, il faut apprendre à gérer l’imprévisible.
La réception aléatoire des innovations
Hier, il y a eu des débats très intéressants notamment sur les problèmes d’automation et d’outils faits soi-même, ce que l’on appelle souvent des low tech, des technologies qui ne sont pas sophistiquées. Dans les années 1995 à 2000, la Chine avait développé des téléphones mobiles très sophistiqués et chers. J’ai des photos où, à Hong-Kong, on voit de grands téléphones dans les mains des businessmen. Un peu plus tard des téléphones mobiles très peu sophistiqués mais pas chers ont été proposé avec un grand succès aux paysans, qui représentait près de 800 à 900 millions de personnes. Le point intéressant, c’est que quand on parle de low tech, on pense que ce n’est pas une innovation. Cet exemple permet de réfléchir sur le sens anthropologique du terme innovation.
L’invention est une idée nouvelle, l’innovation est le processus social, sous tension, de diffusion de cette idée nouvelle
Classiquement en socio anthropologie on distingue l’invention, qui est l’idée nouvelle, de la réception qui correspond à l’étape où l’idée se transforme en une action. L’innovation est le processus social du passage de l’idée à l’action. Cette idée nouvelle peut renvoyer à une low tech aussi bien qu’à une high-tech. L’étape de la réception nous montre que le plus important, du point de vue de l’usager final, ne tient pas dans le contenu technique de la nouveauté mais dans l’usage nouveau que cette nouveauté demande d’acquérir. Cela veut dire qu’il est aussi difficile d’introduire une vieille technologie qu’une nouvelle technologie, une technologie non durable qu’une technologie durable, des produits bio que des produits non bio etc.
Cela s’explique par le fait que toute innovation s’inscrit dans un milieu humain qui fonctionne déjà avec ses règles, avec ses formes de hiérarchie sociale, avec sa culture matérielle et que l’innovation remet en cause l’ordre établi. Dans une interview sur la pratique d’une AMAP, j’ai découvert que certains étaient très favorables aux à l’AMAP parce qu’elle créait de l’emploi, mais que d’autres, et notamment les femmes, n’y étaient pas très favorable car cela augmentait le temps qu’elles devaient consacrer à la cuisine du fait de la longue préparation des légumes. Ceci n’est pas une critique des AMAP mais un exemple pour montrer qu’une solution qui peut paraître bonne d’un point de vue collectif, peut-être vécue de façon négative sur une partie des acteurs.
Cette remise en cause entraîne à son tour des tensions et des relations de pouvoir qui vont jouer en faveur ou en défaveur de telle ou telle nouveauté. Une innovation, comme processus social, est insérée dans un champ de forces contradictoires. Je crois que Bernadette Bensaude-Vincent a dit hier que les conflits faisaient partie de la démocratie. Il faut donc reconnaître qu’il y a des conflits d’intérêts. Tout le monde n’a pas intérêt à promouvoir le changement ou à accepter une innovation. Le mot « intérêt », pour moi, n’est pas négatif. La reconnaissance des intérêts divergents est au fondement des sociétés démocratiques. Les sociétés qui ne reconnaissent pas les différences d’intérêts et qui mettent le primat sur le sens, la croyance, l’imaginaire ou la religion, ont plutôt tendance à produire des systèmes à fort contrôle social, pour ne pas dire totalitaire.
Derrière la question du changement, des innovations et de l’imprévisible gît la question du rapport à la science.
Bien souvent, les ingénieurs, les médecins ou les cadres dirigeants, pensent qu’une innovation va se diffuser parce qu’elle est rationnelle techniquement, économiquement ou biologiquement. Or, quand une innovation se diffuse, tous ces rationalités sont « absorbées » par le champ de forces des intérêts en présence. C’est ce que l’on appelle les « résistances » au changement, le mot résistance étend souvent synonyme « d’irrationnel ». Or l’apport des sciences humaines et bien souvent de chercher la logique de ce qui paraît irrationnel un ingénieur, un économiste, un technicien ou un biologiste. L’idée de rationalité vient d’une pratique de base qui est celle des sciences expérimentales dans lesquelles on cherche à faire varier des variables dépendantes autour d’une variable indépendante qui quand on l’aura trouvé deviendra la causalité explicative du phénomène étudié.
Or les sciences humaines, au moins celles qui travaillent de façon qualitative à une échelle micro sociale, partent d’une approche inductive qui cherche à comprendre, à partir de l’observation des pratiques et des interviews des acteurs, quelles sont les contraintes qui pèsent sur le choix des acteurs et donc quelles sont les logiques sociales qui expliquent la rationalité des décisions qui paraissent irrationnelles d’un point de vue scientifique expérimentale. Dans l’approche inductive il n’y a pas d’hypothèse, sauf des hypothèses de méthode, et le chercheur ne sait pas où il va ni ce qu’il va trouver. C’est en ce sens que l’approche est inductive, ou abductive, si on veut faire savant. Cette approche permet de faire apparaître les intérêts qu’on les différents acteurs à adopter ou à refuser ou à transformer les innovations auxquels ils sont exposés. Elle réinterroge aussi la logique des organisations qui proposent telle ou telle innovation. Elle prend donc en compte le fait qu’il n’existe pas d’innovation neutre socialement et que le bien collectif est toujours réinterrogé par les acteurs, quels que soient les qualités scientifiques de telle ou telle invention.
L’approche inductive est donc une méthode qui cherche à partir des logiques des acteurs et non pas seulement des logiques techniques, que ces techniques soient proposées dans le cadre d’une agriculture conventionnelle ou dans le cadre d’une agriculture durable. Cette approche inductive est aussi difficile à accepter par un ingénieur que par un militant parce qu’entre la science et le bien, il existe des intérêts et des contraintes auxquelles sont soumis les acteurs sociaux.