Il était un brin provocateur, notre grand témoin des dernières Controverses européennes. C’est qu’à ses yeux, un tsunami se prépare et que nous continuons à bâtir des châteaux de sable. En cet après-midi de juillet 2019, Saadi Lahlou, docteur en psychologie sociale et titulaire de cette chaire dédiée à la London School of Economics, a littéralement saisi l’auditoire, en pointant les stratégies vaines, en décrivant la vague qui vient et un monde qui s’achève. Où il était question de l’image des agriculteurs, de steaks synthétiques, de rats stressés dans une cage et, surtout, de la seule manière de s’en sortir : bâtir un projet à même de créer une communauté en commençant par le local.
« Je ne vais pas essayer de résumer les débats qui ont été extrêmement riches et, par moments, enthousiasmants. Première remarque : je retrouve ici des gens que je connais depuis longtemps, ce qui m’inquiète un peu. Cela signifie une certaine dominance de notre génération et je me demande si nous ne sommes pas un petit peu dans un entre soi. Du coup, se pose-t-on les bonnes questions ? Peut-être oui, peut-être non, je ne sais pas ! Je trouve dommage en particulier qu’il manque un certain nombre de parties prenantes telles que les distributeurs et les acteurs de la bio-ingénierie, dont je reparlerai tout à l’heure, tant cette dernière me fait penser à un éléphant dominant tout le chapiteau où nous sommes, et que nous n’aurions pas vu.
On m‘a demandé de réexaminer, 15 ans après, la question de l’image des agriculteurs. Je me suis dit : tiens, si on faisait de nouveau l’exercice dans quinze ans, en 2034, que pourrions-nous dire ? Prenez ce que nous évoquions en 2003. Nous commencions alors à nous interroger sur les aspects sanitaires et nous évoquions surtout les relations entre agriculture, nature, industrie et transformation. Et puis les choses se sont précipitées car cette année-là, le 14 avril, on annonçait l’achèvement du séquençage complet du génome humain. Puis a eu lieu de manière massive la révolution internet, mais aussi la transition climatique, qui n’était pas un sujet en 2003, et aujourd’hui arrive quelque chose dont tout le monde parle, l’Intelligence Artificielle. Face aux évolutions très rapides des biotechnologies, nous réfléchissons depuis deux jours aux questions de santé, d’environnement, d’image du bio, et je me demande si nous ne sommes pas un peu en retard dans les enjeux à poser sur la table. Car je pense que nous ne sommes qu’au début de cette accélération.
Dans dix ou quinze ans, il ne sera plus question de transition climatique mais de résilience (et d’adaptation) ! Le débat à avoir en tête désormais est le suivant : comment fait-on puisque de toute façon c’est parti pour changer ?
Les décisions ne sont plus prises à partir du réel, mais des images du réel
Mais revenons à la question de l’image. Oui, les représentations changent, elles se métissent, elles reflètent plus ou moins la réalité. Il y a une tendance que nous connaissons tous dans les entreprises, les administrations, la recherche, la vie quotidienne et qui est l’un des effets de la numérisation. Quand on analyse l’évolution du travail et de la production, on se rend compte qu’on a transféré progressivement de nombreuses tâches aux automates. C’est le cas depuis longtemps pour le travail sur la nature : on ne travaille plus les champs à la main, ce sont des machines qui le font. L’extraction des matières premières, à l’origine confiée aux esclaves et aux animaux, a été opérée précocement par des engins mécaniques. C’était la première révolution technique. Puis, avec la révolution industrielle, ce n’est plus l’extraction, mais le travail sur la matière qui a été transféré aux automates, nous faisant passer de l’artisanat à la production industrielle. Une évolution qui s’est achevée au cours du XXe siècle.
Après la nature et la matière, restent l’information et les humains, car ce sont ces quatre catégories qui constituent l’objet du travail. La révolution suivante a consisté à confier aux automates le travail sur l’information, c’est ce qu’on a appelé l’informatisation. Cette phase-là, qui a bouleversé le tertiaire et produit des effets économiques tels que le chômage, est en train de s’achever. La révolution suivante, c’est le travail sur les humains. C‘est à des robots que nous allons passer ce flambeau.
Au cours des transformations liées aux technologies informatiques, on a créé une image numérique des objets du monde réel, pour que les ordinateurs puissent les traiter. Parce que les ordinateurs ne savent traiter que des représentations numérisées. Or, c’est sur cette image-là que sont prises les décisions. Quand vous rencontrez votre banquier, il ne vient pas visiter votre exploitation ou voir comment votre entreprise fonctionne : il regarde les courbes et graphiques qui représentent votre exploitation sous forme numérique. À l’université, vous êtes évalués non pas sur ce que vous avez fait mais sur les notes que vous avez. D’une manière générale, quand vous faites du management, c’est désormais sur un tableur, avec des indicateurs, les Key Performance Indicators…
Ce qui compte désormais, ce n’est donc plus le réel, mais une image du réel. C’était déjà un peu le cas avant, mais le phénomène est désormais massif depuis la révolution informatique. Le monde où se prennent les décisions, ce n’est plus le monde physique, c’est le monde de l’image numérique, y compris pour les grandes décisions politiques. Dans ce cadre, l’image des agriculteurs va devenir un enjeu vital, puisque c’est à partir de cette image que seront prises les décisions les concernant.
Dans son livre « L’Écran du désert » portant sur la guerre du Golfe, le philosophe Paul Virilio a décrit l’avion furtif, indétectable au radar : c’est la première fois, note-t-il, qu’un objet est conçu d’après son image à distance. Ce n’est plus la prise en compte par les ingénieurs de la masse et de l’énergie qui donnent sa forme à l’avion, mais celle de l’image à distance de la détection radar. Virilio a forgé un mot pour qualifier ce type d’objet : icodynamique. Eh bien, nous tous, dans une société où les décisions sont prises sur les images, nous devenons icodynamiques, nous avons des comportements icodynamiques. Ce que nous cherchons à optimiser n’est pas la réalité, c’est la vision de la réalité à travers les indicateurs qui vont servir à prendre les décisions. C’est assez tragique. Mais cela signifie que si vous ne maîtrisez pas votre image, vous n’êtes pas maîtres de votre avenir.
Je peux vous en donner quelques exemples. Pensez à l’affaire Enron, qui était l’une des plus grandes entreprises américaines et qui a fait une faillite spectaculaire en 2001, quand la réalité a regagné ses droits et montré le vaste maquillage de leur image comptable. Même chose pour Volkswagen (avec le « dieselgate »), qui a « amélioré » l’image de ses mesures d’émissions polluantes. Et de semblables exemples existent dans le monde politique, malheureusement souvent sans les corrections apportées par l’irruption du réel.
Dans le domaine des représentations, ce ne sont pas du tout les mêmes
types de rapport de force que dans le monde réel. Ce n’est pas la
taille des divisions, des armées, des puissances financières qui compte,
mais la capacité à accaparer l’attention, à raconter de bonnes
histoires (« le storytelling ») et à convaincre. Plus vous êtes
radicaux, plus vous faites appel au scandale et plus vous avez d’impact.
C’est en partie pour cette raison qu’on observe une radicalisation des
propos et des postures.
Il faut également avoir à l’esprit que vous ne pouvez pas lutter contre
des problèmes d’images simplement en résistant. Freud disait : « la
négation n’existe pas ». En fait, pour résister, il faut construire. Si
vous voulez maîtriser votre image, il faut la construire et si possible
le faire à partir de quelque chose de réel. Mais essayer de lutter
contre les mauvaises images, c’est comme lutter contre la marée en
faisant des châteaux de sable, cela ne sert à rien ! Il faut un projet
et il faut que ce projet soit soutenu par une histoire qui donne la
puissance suffisante pour pouvoir résister à l’intérieur du débat
médiatique.
Dans le domaine des représentations, ce ne sont pas du tout les mêmes types de rapport de force que dans le monde réel. Ce n’est pas la taille des divisions, des armées, des puissances financières qui compte, mais la capacité à accaparer l’attention, à raconter de bonnes histoires (« le storytelling ») et à convaincre. Plus vous êtes radicaux, plus vous faites appel au scandale et plus vous avez d’impact. C’est en partie pour cette raison qu’on observe une radicalisation des propos et des postures.
Il faut également avoir à l’esprit que vous ne pouvez pas lutter contre des problèmes d’images simplement en résistant. Freud disait : « la négation n’existe pas ». En fait, pour résister, il faut construire. Si vous voulez maîtriser votre image, il faut la construire et si possible le faire à partir de quelque chose de réel. Mais essayer de lutter contre les mauvaises images, c’est comme lutter contre la marée en faisant des châteaux de sable, cela ne sert à rien ! Il faut un projet et il faut que ce projet soit soutenu par une histoire qui donne la puissance suffisante pour pouvoir résister à l’intérieur du débat médiatique.
C’est le projet qui fait la communauté
J’en arrive donc à la deuxième partie de mon propos, sur la question justement du projet. Si on n’a pas de projet, si on ne sait pas où l’on va, on est en permanence en fond de court comme disent les joueurs de tennis, on court essayant de répondre à toutes les attaques, médiatiques ou autres. C’est épuisant et on ne s’en sort pas.
Or, cela fait je ne sais combien de temps que la profession essaie de travailler là-dessus et aucun projet n’émerge ! Et pas de projet, pas de communauté. Puisque ce qui fait une communauté qui survit, c’est le partage d’un projet, pas seulement d’une histoire. Ce problème doit être attaqué de front. Même si on sait que le projet est irréaliste, ce n’est pas grave, il faut avoir un dessein, faute de quoi vous êtes constamment ballottés par les problématiques des autres. Et c’est ce qui se passe ! Les agriculteurs se sont trouvés trimballés dans les problématiques de la santé, de l’environnement et ils vont toujours être considérés comme coupables, parce que ce sont eux qui sont à la source des produits, et eux qui occupent la terre.
Alors, autant qu’ils prennent leur destin en main et tentent de trouver ce que pourrait être ce projet. Permettez-moi quelques suggestions. Dans toute tentative d’élaboration d’un projet, il y a un ancrage local. C’est à cette échelle qu’il faut commencer. Ensuite, il y a le lien avec les problématiques alimentaires. La fonction nourricière fait partie de l’histoire de cette communauté. Et puis, à présent, arrivent les questions écologiques. Pourquoi ne pas prendre le taureau par les cornes puisque de toute façon, les agriculteurs vont être considérés comme responsables en cas de problème ? Ils pourraient dire : « Tout le monde a fait des erreurs, la terre va mal, qui doit la réparer ? Eh bien, c’est nous ! On va y aller, on va devenir les conservateurs, les réparateurs et éventuellement les nourrisseurs. Notre boulot va être de réparer les avaries que les uns les autres avons créées, en particulier vous autres dans les villes. Et donc pour ça, donnez-nous des moyens ! Pourquoi la part nationale de la P.A.C. ne serait-elle pas consacrée à des initiatives de ce type ? Pourquoi ne pas lancer des grands investissements ? Il faut demander ! Si vous ne le faites pas, vous n’aurez rien du tout. Et il est plus facile de s’appuyer pour cela sur de grands projets mobilisateurs que de mendier des aides pour essayer de réparer quelques situations un petit peu compliquées au niveau local. Il faut de l’ambition, parce que les grands projets se vendent plus facilement que les petits. Un projet ambitieux serait de dire : nous, nous allons gérer le défi de la transition que personne ne veut réellement assumer, et nous allons devenir les « naturiers » – plutôt que les jardiniers de la planète.
Les agriculteurs, des « naturiers » et des « biologieurs » ?
Enfin, ayant passé un certain temps à faire de la prospective, je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a un éléphant dans la pièce – les biotechnologies – et je m’étonne qu’on en ait aussi peu parlé. Regardez la viande artificielle : on est en train de s’approcher du prix de la viande sur pied. Ces technologies atteignent un niveau de développement très avancé dans les labos. Il y a là un vent de changement qui souffle. Vu de l’extérieur, il y a d’un côté des technologies qui vont permettre d’élaborer, d’une manière régulière, propre, contrôlée, éthique, une partie de notre alimentation. De l’autre, une foule de petits producteurs, des artisans, qui ne voient pas arriver le tsunami et qui risquent d’être balayés, comme cela s’est passé à chaque fois qu’une technologie est apparue.
Pourquoi vous, les agriculteurs, ne vous en saisiriez pas – sachant que ces biotechs ne nécessitent pas d’énormes usines mais peuvent se faire à petite échelle ? Vous pourriez très bien produire chacun votre viande artificielle à la ferme. Pourquoi pas ? On fait bien des fromages. Si ça ce ne sont pas des biotechnologies, les fromages ! On pourrait très bien faire la même chose avec d’autres types de matières premières, en mettant en œuvre de petites unités industrielles locales et résilientes, plutôt que d’attendre que de grands acteurs financiers se saisissent de cette ingénierie, et qui eux n’en auront rien à faire des territoires.
Finalement, plus que des « naturiers », vous pourriez être des ‘biologieurs’. «
ÉCHANGES AVEC LE PUBLIC
Le rat, la viande et le local
Lionel Delvaux, Inter-Environnement Wallonie : Vous avez indiqué que le projet fait la communauté et je pense notamment au scénario prospectif « Afterres » . Ce genre d’initiatives est-elle à même de construire un imaginaire collectif ?
Saadi Lahlou : C’est seulement en prenant les
problèmes de front qu’on va réussir à construire quelque chose. Il faut
regarder les choses en face. Ici, dans quinze ans, si la viticulture ne
change rien, c’est fichu. Dans un siècle, Saint-Jean-de-Luz est sous
l’eau. On fait comment ? Et cela va vite ! Les enfants qui naissent
aujourd’hui assisteront à la disparition de Saint-Jean-de-Luz. On n’est
plus dans le fantasme, dans le catastrophisme, ça y est ! Il va faire de
plus en plus chaud, il y aura du stress hydrique et, très
régulièrement, des récoltes seront foutues à cause d’événements
climatiques violents, on le sait.
Et c’est justement en cherchant à trouver des moyens d’agir que l’on
entraîne ou rencontre d’autres personnes intéressées. Nous sommes des
animaux sociaux. Nous préférons nous battre ensemble que de gagner tout
seul. Alors, oui, des initiatives comme celle d’Afterres, qui part de
données scientifiques conférant de la légitimité, aident à construire
des communautés d’acteurs.
Connaissez-vous l’expérience du professeur Henri Laborit
(neurobiologiste, éthologue et philosophe) avec les rats ? Elle est
merveilleuse ! Laborit place un rat dans une cage au plancher grillagé,
séparée en deux compartiments par une cloison percée d’une porte
ouverte. Un dispositif fait que quatre secondes après un signal sonore
et lumineux, un choc électrique a lieu dans le plancher grillagé du
compartiment où est le rat. Très vite, ce dernier comprend la relation
entre les signaux et la décharge électrique. Dès qu’il voit et entend
le signal, il file dans l’autre compartiment. Deuxième phase de
l’expérience : la porte reste fermée. Le rat voit la lampe s’allumer,
prend le choc électrique dans les pattes sans pouvoir filer de l’autre
côté. Soumis à ce régime pendant trois semaines, l’animal développe une
hypertension artérielle chronique, un ulcère à l’estomac, perd ses
poils, dépérit. Troisième phase, Laborit met deux rats dans la cage et
réitère l’expérience de la porte fermée. Les deux rats voient s’allumer
la lampe, savent que le choc va arriver… Que font-ils ? Dès
l’apparition du signal lumineux, ils se battent. Mais, et c’est là tout
le tragique, au bout de trois semaines, mis à part quelques griffures et
morsures, ils sont en parfaite santé !
Cela signifie que la réaction naturelle devant le stress, ce n’est pas
que la fuite, c’est aussi l’agression. Il vaut donc mieux polariser
cette réaction vers quelque chose de positif et de constructif. Faute de
quoi, il se passe ce que décrivent tous les scénarios apocalyptiques et
ce qu’analyse Jared Diamond dans son livre Effondrement : la violence et l’hostilité surviennent et accélèrent la chute.
Antoine Messéan, Inra :Nous savons élaborer des récits, des scénarios, de la science-fiction Mais comment passe-t-on du projet et de la prospective aux travaux pratiques ? À quelle échelle, avec qui ? Pourriez-vous nous en dire un peu plus ?
Brigitte Allain agricultrice, ancienne députée : J’imagine que votre proposition de viande synthétique était de la provocation ? Non ? Parce que je pense qu’on peut construire quelque chose d’autre, sans être obligé de devancer les industries agroalimentaires.
Saadi Lahlou : J’indiquais seulement que s’emparer
de ces technologies pouvait constituer une alternative. Ce sont mes
étudiants qui m’ont dit : au niveau économique, c’est prêt et si c’est
élaboré au plan local, cela résoudrait une grande partie des problèmes
de réticence face à l’artificiel.
Pour répondre à Antoine Messéan, je ne sais pas ce qu’est un monde
meilleur et comment on y arrive, en revanche, je suis absolument certain
qu’une foule de problèmes insolubles au niveau général trouvent des
réponses au niveau local. Il faut faire confiance à la créativité des
gens. Ce ne sera pas toujours des scénarios gagnants. Mais cela risque
d’être des scénarios moins perdants que si on ne s’y était pas mis
localement.
Par exemple, je n’ai pas trouvé ridicule l’idée du grand débat national,
toute politique mise à part. Je suis allé à un ou deux débats locaux.
Alors que je m’attendais à ce que ce soit n’importe quoi, j’ai entendu
des gens intelligents qui échangeaient, qui avaient des idées. Pour
bâtir un projet, il faut démarrer petit et grossir progressivement. Il y
a des exemples de réussite. Le local est une clef pour s’y essayer !