C’est le « little bang du big data ». Puisque la Google Car, les Tesla « autonomes » et divers véhicules « intelligents » commencent à pointer leurs capots truffés de caméras et de lasers dans les villes, les tracteurs sans conducteurs et autres robots agricoles s’apprêtent à envahir les champs. « C’est la binarisation du monde. Toute la société se numérise, l’agriculture aussi » souligne Frédérick Garcia. Directeur adjoint de #Digitag, laboratoire commun de quatre instituts de recherche (Inra, Irstea, Inria, Cirad) à Montpellier, cet ingénieur automaticien est chercheur en intelligence artificielle. L’agriculture « augmentée » est déjà là. Les robots de traite sont arrivés dans les étables il y a vingt ans déjà, mais ils n’étaient pas encore « connectés ». La généralisation des capteurs a tout changé. On les pose sur des machines, des stations-météo, mais aussi dans des ruches. Les animaux, déjà « pucés », sont à leur tour « connectés ». « Les animaux et même les plantes deviennent des objets à contrôler », constate Frédérick Garcia.
Va-t-on voir les agriculteurs troquer les bottes pour une blouse blanche ? « On va vers une tertiarisation de l’agriculture », diagnostique Frédérick Garcia. Même si la robotisation est présentée, comme jadis la mécanisation de l’agriculture, comme une promesse de réduire la pénibilité du travail, cette vision où la science dépasse la fiction peut faire peur. Big Brother à la campagne ! « Le numérique est le cheval de Troie des grandes firmes vers une agriculture plus intégrée », prévient le chercheur de #Digitag. L’agriculture « augmentée » comme accélérateur du passage de la ferme à la firme ? « Je ne suis pas enthousiasmé par la robotisation » réagit Jean-Paul Landat, viticulteur retraité de Dordogne. Il raconte que le nouveau tracteur, pourtant moderne, de sa coopérative est en panne depuis trois jours. « On est obligé de faire appel à un dépanneur, on est devenu dépendants. Nous ce qu’on veut, c’est du matériel qu’on peut réparer nous-même », résume ce militant de la Confédération Paysanne.
« C’est vrai que les agriculteurs se sentent prisonniers. Les concessionnaires de matériel agricole eux-même sont parfois dépassés » témoigne François Brun, animateur du réseau Numérique & Agriculture de l’Acta. Directeur d’un lycée agricole à Bazas (Gironde) spécialisé dans la forêt, Emmanuel Catherineau abonde dans le même sens. « Dans le monde forestier, le matériel a évolué très rapidement ; à tel point que les constructeurs, la plupart étrangers, ne sont même pas capables de nous transmettre leurs spécificités techniques ». Il évoque un « Big Bang social ». « On nous envoie des chômeurs qui découvrent un métier n’ayant rien à voir avec l’image qu’ils s’en faisaient. Beaucoup n’arrivent pas à s’adapter ». L’agriculteur de demain devra-t-il aussi être un spécialiste du numérique, en plus d’être un ingénieur et d’un chef d’entreprise, se demande un jeune étudiant en agronomie. Un brin provocateur, Gaëtan Séverac, cofondateur de la start-up toulousaine Naïo Technologie qui fabrique des robots maraîchers et viticoles, lance : « si la technologie peut faire de la nourriture de qualité sans paysans, pourquoi pas ? ».
Stéphane Thépot