Mutation culturelle : nous sommes prisonniers du passage

Biotechnologies, ubérisation, robotisation… Ces termes, employés tout au long de la première journée des 23es Controverses de Marciac, méritent que l’on prenne un peu de recul quant à la puissance de leur irruption dans nos vies. Pour ce faire, nous avons demandé à Patrick Denoux, professeur de psychologie interculturelle (Université Toulouse-Jean Jaurès), bien connu du public des Controverses pour son travail sur l’alimentation (« Pourquoi cette peur au ventre ? », Ed. Lattès), de nous livrer son analyse quant à l’impact de ces nouvelles technologies dans la société. Car il s’agit, là, de l’un des champs de recherche qu’il développe depuis une dizaine d’années. Un ouvrage, écrit avec Elaine Costa-Fernandez et Odette Lescarret, est d’ailleurs en cours de publication : « Mobilités, Réseaux et Interculturalités. Nouveaux défis pour la recherche scientifique et la pratique professionnelle » (Editions L’Harmattan, 2018).

Sylvie Berthier : Patrick Denoux, depuis ce matin, nous ne cessons de convoquer des termes comme biotechnologies, ubérisation, robotisation, numérisation… Que disent vos recherches de l’incursion croissante de ces technologies dans nos vies ?
Patrick Denoux : Mon propos va s’articuler autour de deux axes assez simples. Le premier, pour vous montrer à quel point nous avons affaire à une mutation culturelle bien plus profonde que ce que nous imaginons. Le deuxième, pour réfléchir à ce que cette numérisation, cette virtualisation de l’agriculture et de nos vies de manière plus générale peut induire subrepticement. Comme beaucoup le savent ici, ma réflexion repose sur la psychologie interculturelle. Je vais surtout parler du lien homme-technologie, qui a été un peu écarté au profit du lien technologie-nature, dont je dirai quand même un mot.

 Une mutation culturelle

Commençons par la première dimension. Les travaux que nous menons montrent que nous sommes face à une mutation culturelle au sens fort. Je ne l’accueille ni avec angélisme, ni avec alarmisme, mais elle constitue une réelle effraction dans nos façons de fonctionner mentalement. Et il faut en tirer des leçons. Sans nommer l’ensemble de ces transformations, retenons simplement que des références communes sont en train d’éclater.

Je voudrais revenir en quelques mots sur l’ubérisation, car il me semble qu’un aspect de cette désintermédiarisation n’a pas été développé. Cette intrusion des plateformes numériques dans les rapports économiques, si nouvelle et singulière, s’apparente, à mon avis, à l’émergence individualiste d’un acteur économique total, c’est-à-dire à la fois client et prestataire. En fait, les plateformes permettent de relier des personnes de manière individualiste, sur la base d’une offre qu’ils peuvent fournir ou recevoir. Je tiens à le souligner, parce qu’il y a, là, des éléments extrêmement nouveaux qui mettent en rapport les agriculteurs entre eux, mais aussi les agriculteurs avec les consommateurs. Et des formes totalement surréalistes émergent, comme par exemple Kiloupoule, une plateforme permettant au consommateur, ayant un jardin, de louer une poule pour 15 euros par mois et de produire ses propres œufs. On pourrait ainsi citer bien d’autres systèmes et autres applications pour smartphone, comme Feeding forward destinée à lutter contre le gaspillage…
Ces plateformes sont donc des espaces d’échanges, de ventes, de location, mais de quoi ? Eh bien de temps et de compétences des agriculteurs. Cela a été évoqué comme un épiphénomène dont les Cuma, etc. pourront facilement s’accommoder. Mais, je crois, qu’il s’agit d’un phénomène un peu plus transformateur que ce qu’il a été dit et qu’il ne faut en rien négliger.

 Le collectif comme rempart

Des composantes culturelles comme les standards comportementaux, les normes, les croyances, etc. se transforment mais, plus important, le rapport entre le virtuel et la réalité. Par exemple, il a été évoqué la différence entre développer l’usage d’une machine agricole et le partage d’une machine. Cette différence est primordiale, parce qu’elle contre l’individualisme latent, qui est en train de courir à travers toutes ces plateformes, et qui peut être encadré, tenu par le développement du lien collectif. Je trouve qu’il est décisif d’opposer le développement du collectif comme rempart à cette expansion effrénée et individualiste. Il en est de même pour l’autoconstruction des outils et des machines sous licence « commons », évoquée précédemment, à savoir une réponse collective à une tentative puissante du système visant l’individualisation des rapports. Il y a là un enjeu majeur, à la fois social et politique.

Autre aspect non évoqué concernant l’irruption du virtuel, elle transforme complètement nos façons de penser. Et ceci, me semble-t-il, est un élément très consistant du problème. Jusqu’à la Renaissance, la preuve ultime de l’existence d’une chose était sa présence matérielle. A partir de cette période, la représentation s’est autonomisée. Voyez les figures totalement oniriques des cathédrales qui ne représentent plus la réalité, puis les formes délirantes de l’art, le cinéma, la scène et le numérique, la virtualisation et les avatars… Le lien avec les questions que nous nous posons aujourd’hui ?

 Le virtuel est devenu une réalité

Nous en sommes à un point où l’on ne se pose plus la question de savoir, et on a raison d’une certaine manière, si une chose que nous observons est réelle, au sens de matérielle, ou si elle est virtuelle. Regardez les films peuplés d’êtres inexistants, comme Gollum plus vrai que nature dans « Le seigneur des anneaux » ;  il nous faut  moins de trois secondes pour entrer dans le jeu. L’acteur qui se bat contre Gollum agite en fait son épée dans le vide, car Gollum est une création numérique. Idem pour l’acteur de 20 000 lieues sous les mers, qui n’a jamais joué le capitaine Nemo ; ses mouvements numérisés ont été intégrés dans un ordinateur qui a recréé les scènes.

Le virtuel est devenu une réalité. Il faut le comprendre et il faut l’admettre. Nous opposons au virtuel, la réalité, mais le virtuel est une réalité. En fait le virtuel est ce qui n’a pas été actualisé dans une présence matérielle par exemple. La somme dont vous disposez sur votre compte en banque reste virtuelle tant qu’elle n’est pas matérialisée par un retrait d’argent. L’opposé du virtuel c’est l’actuel, ce qui est advenu.

L’extension du virtuel, petit à petit, installe dans nos têtes une norme d’indécidabilité qui nous conduit de plus en plus à nous moquer de savoir s’il s’agit de virtuel ou de matériel. Cette norme fait que l’on se contrefiche de les séparer.

La nature, un repère absolu

Quel problème cela génère-t-il ?
En fait, cela ne nous convient pas vraiment, cela nous dépositionne, nous déstabilise. Etes-vous sûrs d’être assis sur une chaise ? Etes-vous sûrs que votre voisin existe ? Il y a quelque chose de très provocateur dans cette indécidabilité. Cela explique, évidemment, pourquoi, face à cette virtualisation du monde, nous nous réfugions dans la nature sacralisée. Car qu’y-a-t-il d’intangible, de concret, supposé transcender tous les repères ? Il a été dit ici que «  la nature gagne toujours ». Comprenez, elle survivra même à notre espèce. Elle reste le repère absolu.

Il ne faut pas négliger ce point. Pourquoi ? Nous avons beaucoup parlé de data, tout ça c’est de la virtualisation. Les plantes sont là, mais la traduction qui en est faite ce sont les datas. Et les datas existent davantage que les plantes ou les animaux, aussi gênante que puisse paraître cette affirmation. Nous avons eu avec les coccinelles [1], l’exemple extraordinaire d’une arlésienne nécessaire : les coccinelles qu’elles existent matériellement ou pas, ce n’est plus le problème, il faut les compter. Ainsi existeront-elles dans les datas, dans les données.

Le philosophe Bernard Stiegler, avec qui vous deviez débattre de cette question, s’est décommandé. Je vous propose de l’incarner un instant… Selon lui, cette accélération de l’innovation est une barbarie [2]. Nous ne pouvons plus faire civilisation, parce que nous n’avons plus le temps d’absorber ces innovations, de les repenser, de les mettre en culture, que déjà d’autres arrivent qui les bousculent. Êtes-vous d’accord avec cette analyse, que cette invasion du numérique est en train de nous dé-civilisationner ?
Si je comprends bien, vous voudriez que je virtualise B. Stiegler… Cela me gêne un peu de devoir le dire en son absence, mais je ne pense pas du tout que cette déstabilisation conduise à un délitement civilisationnel. Je pense que c’est une vision, pour être gentil, un peu mélancolique.

De nouvelles formes d’être au monde émergent

Pensez-vous alors, au contraire, que nous sommes en train de recréer une civilisation, une culture ?
Effectivement, je pense que cette instabilité, si vous me pardonnez l’oxymore, s’installe. Et qu’elle devient la norme, la règle, la façon de fonctionner. Le changement devient le repère. Cela semble étonnant de dire cela, mais c’est effectivement le monde dans lequel nous vivons. Si, simplement par un coup de baguette magique, nous avions pu projeter les cinq premières éditions des Controverses de Marciac, vous verriez le décalage qu’il y a entre le discours tenu aujourd’hui, où l’on parle de robots, d’autoconstruction de machines, de création d’intelligences artificielles capables d’élaborer une intelligence artificielle qui les dépasse, etc. et les discussions d’il y a quinze ans. Il y a une accélération, un changement extrêmement rapide qui devient puissamment la règle.

Nous sommes dans une culture de la mobilité, à laquelle nous devons d’une manière ou d’une autre nous adapter. Le mouvement est devenu source de plaisir, même symboliquement. Regardez la kyrielle de sports de glisse. Quel plaisir y a-t-il à glisser ? Symboliquement, cela nous montre qu’il est plus important d’être en mouvement et d’éviter les obstacles, que de s’ancrer.

Il est donc en train de se produire quelque chose de non négligeable du point de vue de la mutation culturelle. Nous ne sommes plus dans une adaptation de type imbrication-implication dans le monde, mais dans une adaptation de type évitement-dégagement du monde. Pensez à vos enfants, à vos ados… et leurs « Dégage ! »

Pour cette raison, je pense nous sommes en train de nous installer dans une nouvelle forme culturelle, de construire des éléments appartenant à la fois à l’ancienne forme et à la nouvelle.

Enfin, dernière prise de distance avec ce propos de B. Stiegler, en psychologie interculturelle, comme en histoire d’ailleurs, on est assez familiarisé avec l’idée que, bien souvent, la barbarie, c’est la civilisation de l’autre. Pour résumer, je pense que de nouvelles formes d’être au monde sont en train d’émerger, sans que nous ayons encore le moyen d’en saisir la profondeur.

Vous dites donc qu’une nouvelle culture est en train d’émerger. Cela entraîne, sans doute, à la fois un bouleversement des identités et des pratiques. A quoi devons-nous être particulièrement attentifs ?

Je voudrais revenir sur les coccinelles… Dans la journée, nous avons discuté un bon moment sur la question de savoir qui contrôle le big data ? Qui a la main sur les données ? Mais personne ne s’est posé la question de savoir comment ont été formatées ces données, alors que leur format nous formate. C’est là que les coccinelles arrivent, des coccinelles fantomatiques qui n’existent pas, tout en existant dans les données. Ce qui se met en place à travers les données, c’est une manière de se penser comme agriculteur, c’est un mode de pensée l’agriculture, c’est un format qui se met en place. Et, à mon sens, cela est beaucoup plus grave que de ne pas contrôler les données.

Est-ce vraiment nouveau ?

Ce qui est nouveau, ce sont les recherches actuelles pour comprendre ce que veut dire « on est formaté par ce format ». Par exemple, je vais vous montrer comment les jeux vidéo formatent psychiquement les enfants, jeunes ou ados, penchés en permanence sur leurs écrans. Pas pour le dénoncer, mais pour dire que quelque chose est en train de naître que nous ne comprenons pas très bien, mais que nous tentons de décrypter.

Quand vous êtes sur un jeu vidéo, vous êtes tout le temps à l’affût. Prenez les jeux « First-person shooter » (FPS) où il faut tirer sans arrêt sur des gens, ou les MMORPG [Massively Multiplayer Online Role Playing Game – jeu de rôle en ligne massivement multijoueurs]. Ces jeux développent chez le sujet une hypersensibilité au champ, à la scène, c’est-à-dire qu’il n’arrête pas de chercher ce qu’il se passe dès qu’une scène apparaît – ce peut être juste un petit truc dans un coin.

Eh bien, cette hypersensibilité au champ génère une conception des situations où l’on doit toujours chercher la clef. Les interactions entre jeunes se font très souvent sous cet angle. Il y a un problème, on discute et il faut chercher une clef : « Si on faisait ça ? On y va, on le fait. » Une mécanique action/réaction, une hyperactivité, se met en place pour répondre rapidement à la situation. Mais toute situation a-t-elle une clé ? Bien-sûr que non.

Autre exemple, le SMS… Dans le SMS, comme dans le jeu vidéo, le travail psychique consiste à anticiper la scène qui va se produire. Etant totalement à l’affût de ce qu’il risque d’arriver, on construit des interactions dans lesquelles l’anticipation est dominante. C’est-à-dire que l’on est amené à interpréter ce que dit l’autre, avant même qu’il ait fini de l’énoncer. Résultat, on ne lui répond pas, mais on répond à ce que l’on croit qu’il va nous dire.
A la sortie d’une conférence au Brésil, où j’évoquais les SMS, un père est venu me dire : « J’ai compris pourquoi je n’arrive jamais à communiquer par SMS avec mon fils ! Je commence à taper avec beaucoup de difficultés ma phrase. Je ne suis même pas à la moitié de mon idée que sa réponse, en fonction de ce qu’il a anticipé de ce que je voulais dire, arrive. Alors j’essaye de m’adapter à la réponse qui vient d’arriver sans y parvenir car je suis une nouvelle fois interrompu et ainsi de suite. »

 Hyperlien : mais qu’est-ce que je fous là ?

Prenons l’hyperlien… Vous utilisez sans arrêt sur l’ordinateur des hyperliens, ou liens hypertexte, qui permettent de passer automatiquement d’un document consulté à un document supposé lié. Quand vous discutez avec des « digital natives», des personnes nées après 1993, donc dans l’univers digital (contrairement à la plupart d’entre vous « digital immigrants » qui avez migré vers ce monde numérique), quand on s’intéresse à la façon dont ils pensent, on se rend compte que le mode associatif est en train d’envahir complètement leur pensée en remplaçant le raisonnement.

Par exemple, Sylvie me parle de quelque chose de très précis. Je l’associe à quelque chose qui n’est pas véritablement dans nos échanges, généralement je l’évacue comme hors sujet. Mais, dans ces nouveaux processus sous l’emprise de l’hyperlien, le seul fait qu’une association se soit produite lui confère un statut de valeur logique, de lien rationnel. L’hyperlien, revient à incessamment quitter, pour aller ailleurs, avec ce résultat : on surfe, on surfe, on surfe ! D’ailleurs, les synthèses disparaissent de plus en plus dans les interlocutions. De plus en plus de glissements s’opèrent. Et comme sur le Net, à un moment, on s’arrête et on ne sait plus comment on en est arrivé là, sur ce dernier site. On est comme la femme hyperactive ou l’homme hyperactif qui a fait le ménage et qui se retrouve une casserole à la main au milieu de la chambre à coucher, et se demande : « Mais qu’est-ce que je fous là ? » Rien n’a changé, sauf que cela s’accélère terriblement. Voici quelques-uns des petits mécanismes à l’œuvre, et je pourrais vous en décrire ainsi bien d’autres.

Prisonniers du passage

 En guise de conclusion et de synthèse…
Concernant la culture, je dirai que nous sommes dans la difficulté ou une incapacité à articuler les anciennes cultures que nous connaissons, nos anciens fonctionnements et nos anciennes représentations, avec la culture émergeante.
Concernant la nature, je voudrai reprendre la métaphore du bateau de Thésée.
Thésée quitte la Grèce pour combattre le Minotaure, le tue et revient. Les Grecs veulent garder son bateau sauf que ce dernier, à quai, se désagrège lentement. On remplace donc une planche, puis une autre et une autre et, à la fin, tous se demandent s’il s’agit encore du bateau de Thésée. Parallèlement, d’autres récupèrent les vieilles planches et s’en servent pour reconstruire le bateau de Thésée.

Eh bien, la nature c’est un peu comme ça. Laquelle voulons-nous ? Celle que nous rafistolons avec de nouveaux matériaux (je pense aux gènes bien entendu) ? Ou bien celle que l’on reconstruit avec les anciens matériaux ? Dans quel bateau voulez-vous embarquer ? Je terminerai en paraphrasant Foucault : nous sommes effectivement des passagers, enchaînés à l’infini carrefour. Nous sommes des prisonniers du passage.

[1] Lors du débat précédent, Alain de Scorraille, agriculteur dans le Gers, racontait qu’une personne était venue faire des comptages de coccinelles sur son exploitation, pour un projet de suivi de la biodiversité du ministère de l’Ecologie, sauf que « les coccinelles n’étaient pas encore présentes sur mon exploitation. » Et de s’interroger : « Ce travail va servir de base à un moment donné. Alors ce n’est pas du numérique comme donnée, mais ça me laisse perplexe. »
[2] « L’accélération de l’innovation court-circuite tout ce qui contribue à l’élaboration de la civilisation ». Libération, juillet 2016. http://www.liberation.fr/debats/2016/07/01/bernard-stiegler-l-acceleration-de-l-innovation-court-circuite-tout-ce-qui-contribue-a-l-elaboration_1463430