Les hommes font l’avenir, mais ils ne savent pas l’avenir qu’ils font

Par Sylvie Bonny, chercheur à l’Inra

“Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font”. Ce propos de Raymond Aron paraphrasant Marx ne concerne pas seulement l’histoire, mais surtout le futur. L’agrégation des innombrables actions des individus, entreprises, groupes, Etats fabrique et construit le futur. Mais cela, sans guère de coordination et avec en général la recherche par chacun des intérêts de sa communauté. Quelle peut être alors la résultante des milliards d’actions des hommes, groupes, firmes, pays ? Un avenir chaotique ? Ou bien harmonieux grâce à une “main invisible” ou des actions et processus de gouvernance permettant in fine la création et l’obtention du bien commun ?

Les éléments des scénarios du futur de l’agriculture que l’on peut glaner ici ou là apparaissent très variés et contrastés. Ils sont selon le cas :

– Gris métal. Robots, drones, satellites, GPS, agriculture numérique et alimentation connectée sont partout à l’œuvre de la graine à l’assiette. Certaines firmes captent et synthétisent ces données pour prévoir niveaux et qualités des récoltes, tendances de consommation et ainsi anticiper les prix et spéculer sur leur évolution.

– Vert pomme. Les maitres mots sont tout bio, tout écolo, petites fermes, agriculteurs nombreux, vente directe, circuits courts, relocalisation des productions, diversification, permaculture, agroécologie. Cependant ce jardin d’éden a des difficultés à être étendu partout car la production peut être insuffisante en certains lieux et la concurrence avec d’autres modèles de production demeure féroce.

– Noir noir. Changement climatique, chaleur torride, sécheresses, épidémies déciment hommes, plantes, animaux et entrainent des migrations massives en raison de la régression des terres cultivables. Pour la majorité, la vie devient une survie très difficile, malnutrition et famines s’étendent, la population mondiale diminue.

– Violet pourpre. Après une guerre atomique et toutes ses répercussions, des groupes d’individus qui ont pu en réchapper tentent de survivre sur une planète où la nature –un peu modifiée– reprend tous ses droits. Une nouvelle ère commence.

– Bleu céleste. L’humanité a disparu (guerre, virus, pandémie… on ne sait). La terre sort de l’anthropocène et commence une nouvelle ère sans l’espèce humaine. La petite parenthèse avec la présence de cette dernière se referme.

– Rouge sang. Les inégalités se sont exacerbées avec le changement climatique et la montée en puissance des nouvelles technologies de l’information, de la communication, des biotechnologies et des nanotechnologies. Le chacun pour soi règne. La terre est partagée entre des zones pour les riches protégées par de la très high-tech et des zones pour les pauvres frappés d’un chômage massif avec la robotisation.

–  Vert vitreux. Il n’y a plus d’agriculture ni d’élevage. On se nourrit d’aliments de synthèse issus de culture de cellules très sophistiquée. Cela donne des aliments aux goûts sublimes, adaptés par nutrigénomique au profil génétique et au mode de vie de chacun, d’où une santé impeccable, un cerveau aux capacités décuplées et finalement un homme augmenté avec une longue espérance de vie. Les anciennes surfaces cultivées sont devenues d’immenses zones et parcs où nature et biodiversité prospèrent.

– Rose vert. Une très longue transition aboutissant à une métamorphose conduit à un nouveau mode de production coopératif et synergique entre les hommes eux-mêmes et avec la nature. Solidarité, mutualisme, équité, coopération, agroécologie, symbiose hommes/nature permettent aux hommes de vivre et à la biodiversité de fleurir.

Comment individus, groupes, firmes, Etats, peuvent-ils construire un futur qui soit un bien commun pour tous les hommes, la planète, la nature, la biodiversité ? Comment les connaissances accumulées dans toutes les activités, pratiques et sciences peuvent-elles y contribuer ?