Distribuer autrement pour produire autrement

Si l’on veut produire autrement, il faut distribuer autrement !

Par Jean-Pierre Bernajuzan, agriculteur à la retraite

Dans ce papier, assez long, Jean-Pierre Bernajuzan s’applique à démontrer que si l’on veut produire autrement, il faut distribuer autrement, en opérant des ruptures avec le modèle de la grande distribution, le mode d’alimentation, le productivisme agricole chimique… Et puis, reconstruire une structuration sociale agricole, pas seulement professionnelle, pas seulement rurale. Bref, c’est un plaidoyer pour un nouveau système de distribution, de socialisation même, dans lequel les coopératives agricoles pourraient jouer un rôle majeur (au service des plus petits et des plus gros, des consommateurs locaux et éloignés), à condition qu’elles préfèrent le coopératif au capitalistique…

Sa contribution.
Ma contribution aux Controverses de Marciac [1], l’année dernière, se terminait sur cette interrogation : « la question cruciale (…) c’est d’étudier la façon dont la production agricole atteint les consommateurs, d’étudier la fonction des intermédiaires. C’est l’insertion dans l’ensemble de la filière qui déterminera l’avenir de l’agriculture dans ses modes et sa diversité. » Après plusieurs autres contributions qui voulaient en revenir à « l’agriculture paysanne », j’en ai proposé moi-même une autre : « L’agriculture paysanne est un modèle de production nécessité par l’auto-consommation », soulignant, une fois encore, le rapport au consommateur : auto-consommation dans la société paysanne, distribution par la « grande distribution » dans notre société moderne.

Le type de production agricole est déterminé par le rapport aux consommateurs, c’est à dire aujourd’hui par l’intermédiaire de la filière agro-alimentaire et celle de la grande distribution. Les difficultés et les impasses de l’agriculture d’aujourd’hui doivent impérativement être analysées dans ce cadre-là. Il est tout à fait vain d’envisager quelque agriculture que ce soit sans envisager comment s’organise la distribution des produits agricoles vers les consommateurs. Autrement dit, si l’on veut produire autrement il faut distribuer autrement.
Aujourd’hui, c’est la grande distribution qui détermine le type de production en imposant le paradigme de sa concurrence industrielle implacable : pour pouvoir produire, pour pouvoir vendre leurs produits, les agriculteurs sont obligés de s’y soumettre, ils sont obligés d’industrialiser leur production. Pour pouvoir échapper à cette industrialisation, il leur faut échapper à ce type de distribution, il faut donc en concevoir un autre.

Dès lors avec quoi nous faut-il rompre pour réinventer l’avenir ?

• Rompre avec le modèle de la grande distribution

Étant donné que le modèle de production agricole est déterminé par le modèle de la distribution, je propose de rompre avec le modèle de la grande distribution. Plus exactement, je propose que l’on développe un modèle et un système de distribution des produits agricoles qui ne passent plus exclusivement par cette grande distribution qui impose ses normes exclusives de concurrence, sans considération pour les autres tenants et aboutissants de la production agricole : nécessité de préserver la fertilité des sols, la diversité biologique et des espèces végétales et animales, nécessité de mettre fin à la pollution croissante de l’environnement, des sols et des eaux ; ainsi que sa contribution à l’aménagement du territoire et à l’entretien du cadre naturel qui conditionne la qualité de la vie, non seulement pour les ruraux mais aussi pour l’ensemble de la société, contribution mise à mal par la recherche exclusive de la productivité en sacrifiant les autres facteurs de la qualité de la vie, de l’environnement et de la santé.

• Rompre aussi avec une alimentation déterminée par l’offre quantitative de la grande distribution

L’alimentation, le mode d’alimentation qui est le nôtre aujourd’hui est de plus en plus déterminé par le système de distribution qui propose un achalandage très varié qui répond à la demande de notre mode de vie et donc de notre mode de consommation.
Rompre avec un mode de vie et son mode d’alimentation semble extraordinairement difficile ! Mais ce mode de vie et d’alimentation s’est construit depuis 50 ans d’une manière précise et spécifique ; c’est un mouvement général certes, mais il comporte des caractéristiques précises que l’on peut identifier, reconsidérer et reconfigurer.
Les hypermarchés, par exemple, sont beaucoup plus développés en France qu’ailleurs, je crois que nous sommes les champions du monde (?). Il y a donc eu une politique française déterminée pour les créer. Or, ce sont ces hypermarchés et leurs centrales d’achat qui mènent le jeu de la grande distribution et qui déterminent la production agricole telle qu’elle est. Ces hypermarchés sont advenus vers la fin des Trente Glorieuses et aussi de la fin de la société paysanne. Autrement dit, ils ont structuré la société et la vie sociale contemporaine, en plus de déterminer la production agricole.

• Rompre avec le productivisme agricole chimique

Là encore, c’est la distribution en aval qui l’a déterminé. Le modèle de l’agriculture paysanne avait été déterminé par l’autoconsommation. À la fin des Trente Glorieuses, la société paysanne, son autoconsommation et son agriculture ont disparu. A démarré alors une agriculture « productiviste », axée sur la mécanisation, la chimie et l’industrialisation : les rendements ont été multipliés. Simultanément, la grande distribution s’est développée aussi pour approvisionner la consommation de masse : la production de masse a approvisionné la consommation de masse. Cette production agricole mécanisée, chimique et industrielle, associée à la grande distribution, éloigne l’agriculture des consommateurs, pollue et détruit les équilibres naturels avec leur fertilité. Le contact entre les citoyens-consommateurs et les agriculteurs est rompue, ils se méconnaissent de plus en plus ; les zones rurales sont aussi polluées que les zones urbaines… En 50 ans, on est arrivé au bout de ce modèle productiviste. Continuer nous mène à la mort, tant sur le plan de la pollution que de la destruction de la biodiversité, de la création de germes pathogènes résistants à toutes médications ou de la fertilité des sols. Nous sommes arrivés au bout de l’impasse.

Après ces ruptures, reconstruire une structuration sociale agricole

C’est la société paysanne, c’est à dire la structuration sociale paysanne, qui a permis l’éclosion et le développement de l’agriculture paysanne. Ce qui signifie que sa détermination n’a pas été professionnelle, mais sociale. À l’origine tout le monde était paysan, rares étaient ceux qui ne l’étaient pas. Tant que la société paysanne a perduré, le paysan était d’abord un « habitant social rural » avant d’être un professionnel (d’où peut-être une efficacité professionnelle réduite). La professionnalisation des paysans en agriculteurs s’est faite pour une production agricole orientée vers la grande distribution.

Dans le film de Cyril Dion et Mélanie Laurent « Demain », j’ai été très étonné d’apprendre que cette agriculture « moderne » ne nourrissait que le quart de l’humanité. Les trois-quarts de l’humanité se nourrissent autrement, avec un autre type d’agriculture. Par conséquent, n’assimilons pas notre type d’agriculture à l’agriculture en général, elle n’en est qu’une forme minoritaire, et récente. Il ne faut donc pas voir le changement et la rupture avec ce modèle d’agriculture comme une révolution extraordinaire, mais plutôt comme une rectification après constatation de ses effets néfastes.

• Une agriculture sociale, pas seulement professionnelle

Au lieu de concevoir l’agriculture comme une activité exclusivement tournée vers le marché de masse et les agriculteurs comme des professionnels affiliés à une production de masse, on pourrait la resituer comme une activité sociale d’abord, ce qui exclut alors la dimension minimale des exploitations et donc réintroduit l’activité agricole partout, et non plus seulement à la campagne avec une concentration-agrandissement des exploitations toujours croissante qui en réduit constamment le nombre, réduit la population agricole et rurale, accroît le gigantisme, la mécanisation et la chimie, pollue et détruit les équilibres biologiques.

• Une agriculture pas seulement rurale, urbaine aussi

Au lieu de limiter l’agriculture aux grands espaces ruraux, en la réintroduisant en ville comme elle y existait encore récemment, on résoudrait nombre de problèmes de pollution, de coûts de traitement des déchets, d’activité culturelle pas seulement artistique ou intellectuelle ; le rapport à la nature, aux plantes et aux animaux est une culture dont on ressent souvent le besoin impérieux : l’organiser systématiquement pour la rendre accessible à tous devrait être un aspect désormais essentiel de « l’agri-culture ». Déjà, des municipalités urbaines encouragent la possession de poules pour traiter les ordures ménagères organiques et ainsi éviter leur traitement et transport coûteux et polluants : la réintroduction de l’agriculture en ville est une réponse très pertinente à la crise écologique… Ainsi, le rapport à la nature, aux plantes et aux animaux, ainsi qu’aux équilibres écologiques généraux et à l’auto-alimentation redeviendrait un élément actif essentiel de la socialisation, que nous avons perdu, là encore, récemment.

• Un système de distribution qui intègre tous les aspects de cette nouvelle agriculture

Puisque notre agriculture actuelle nous mène à une impasse catastrophique par son alliance avec la grande distribution et avec l’industrie mécanique et chimique, il nous faut instaurer un mode de distribution qui soit capable de relier toutes les formes de production agricole, aussi bien les plus productives, les plus grandes, les plus professionnelles telles qu’elles existent actuellement, que les plus petites qu’elles soient pleinement professionnelles ou amatrices. Il faudrait que l’agriculture « culturelle », c’est à dire de mode de vie ou de loisir, puisse rejoindre l’agriculture la plus performante, chacun à son niveau contribuant à la production de produits alimentaires. Ce serait un système de distribution de socialisation plutôt que de consommation, un système social plutôt qu’économique, mais tout en assumant sa fonction économique. Sans doute, ce système de distribution devrait être exclusivement réservé aux produits alimentaires pour éviter que l’industrie ne vienne trop le déterminer.

• Les coopératives agricoles jouent un rôle essentiel dans l’organisation de la profession, mais elles se sont investies quasi-exclusivement dans le rapport des agriculteurs à la mécanisation, à la chimie et à la grande distribution : elles sont donc les actrices principales de l’impasse dans laquelle l’agriculture « moderne » s’est fourvoyée. Elles auraient pu organiser un rapport direct avec les consommateurs… Mais non, elles se sont fondues dans le mouvement général industriel, elles sont devenues l’agent principal de l’industrialisation de l’agriculture. Ce n’était pas écrit d’avance : la modernisation agricole s’est réalisée par l’industrialisation et l’insertion dans la grande distribution. Je me souviens qu’à une certaine époque les responsables des coopératives se demandaient s’ils devaient privilégier le coopératif ou l’entreprise ? Ils ont tranché en faveur de l’entreprise car il leur apparaissait que dans la concurrence mondialisée, c’est l’entreprise qui ferait le poids, et leur permettrait de survivre. La mondialisation a donc accentué l’orientation vers la concentration, le gigantisme, la mécanisation et l’industrialisation chimique. Les coopératives agricoles, peut-être pas les mêmes, pourraient jouer un rôle central dans la mise en place d’un nouveau système de distribution, certaines pourraient se spécialiser dans la distribution justement, et instaurer un lien direct entre les producteurs et les consommateurs, depuis les plus petits, ce qui leur donnerait une extension de vente au-delà de la vente de proximité, jusqu’aux plus gros ; pour diffuser toute la production vers tous les consommateurs proches ou lointains. Elles pourraient apporter un soutien technique aux amateurs, comme elles le font auprès des agriculteurs ; elles le font déjà à travers leurs magasins de jardinage. Il me semble indispensable que la coopération agricole soit partie prenante primordiale de la nouvelle agriculture.

Conclusion

La fin de l’agriculture paysanne et l’avènement de l’agriculture moderne productiviste mécanisée et chimique s’est effectuée par l’association de l’État et des organisations professionnelles agricoles. De fait, l’État a délégué la mise en œuvre de sa politique agricole à ces organisations professionnelles agricoles, la FNSEA au premier chef. Ce qui n’a pas été perçu dans cette mutation, c’est qu’elle mettait en œuvre un nouveau projet de société : les organisations agricoles étaient-elles habilitées à définir et à décider à elles-seules d’un projet de société ? Non. Mais par la force des choses, c’est bien un nouveau projet de société qui s’est mis en œuvre, sans qu’il n’ait jamais été conçu ni pensé, et dont on perçoit aujourd’hui la nocivité. Il s’agit donc aujourd’hui de réintroduire la sociabilité dans l’agriculture pour la rendre compatible avec les nécessités de la vie humaine démocratique et humaniste.

Une contribution de
Jean-Pierre Bernajuzan, agriculteur à la retraite
Publiée le 21 juin 2016

PS : Je trouve que la question : « Avec quoi faut-il rompre pour réinventer l’avenir ? » est inadéquate, car, pour rompre, il nous faut savoir pour quelle alternative ; si on n’a pas d’alternative on sera obligé de renouer avec ce avec quoi on a rompu… Il faut donc d’abord concevoir et construire l’alternative pour savoir ensuite avec quoi on doit rompre pour pouvoir la mettre en œuvre. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai procédé : j’ai commencé par imaginer comment on pourrait pratiquer une autre agriculture à partir des impasses de celle-ci et en la re-situant dans son origine, son histoire et son développement. Puis c’est de cette histoire que j’ai découvert les fondements de l’impasse et du dysfonctionnement, mais c’est par la construction de l’alternative qu’ils me sont apparus tels.